La fabrication des « agitateurs et agitatrices extérieur·e·s »

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Le 19 août 2014, dix jours après que la police ait assassiné Michael Brown à Ferguson, dans le Missouri, un grand nombre de médias officiels ont publié des articles accusant des « criminel·le·s » et des « agitateurs et agitatrices extérieur·e·s » d’être responsables des affrontements pendant les manifestations. CNN a affirmé que « toutes les parties s’accordent à dire qu’il y a un certain nombre de personnes – distinctes de la majorité des manifestant·e·s – qui fomentent la violence », citant un capitaine de la patrouille routière de l’État, un sénateur de l’État et un ancien directeur adjoint du FBI pour confirmer ses dires.

La police militarisée d’aujourd’hui comprend qu’elle opère sur deux champs de bataille différents en même temps : non seulement celui de la rue, mais aussi celui du discours. Tant que la plupart des personnes restent passives, la police peut harceler, frapper, arrêter et même tuer des personnes en toute impunité – en tout cas certaines personnes. Mais parfois, les protestations deviennent « incontrôlables », c’est-à-dire qu’elles ont en fait un impact sur la capacité qu’ont les autorités à garder la population sous contrôle. Alors, sans surprise, la police et les politicien·ne·s passent à la deuxième stratégie de leur manuel : ils et elles déclarent qu’ils et elles soutiennent les manifestant·e·s et qu’ils et elles sont là pour défendre leurs droits, mais que malheureusement quelques mauvaises pommes gâchent le tout. Dans ce nouveau récit, les ennemi·e·s des manifestant·e·s ne sont pas les policiers qui gazent et tirent sur les gens, mais celles et ceux qui résistent à la police et à sa violence. Lorsque cette stratégie fonctionne, elle permet à la police de recommencer à harceler, frapper, arrêter et tuer des personnes en toute impunité – en tout cas, certaines personnes.

Sans surprise, quelques heures après la parution de ces articles sur les « criminel·le·s » et les « agitateurs et agitatrices extérieur·e·s », la police de Saint-Louis a tué un autre homme à moins de cinq kilomètres de Ferguson. Nous voyons ici comment le fait de définir les personnes comme des « criminel·le·s » et des « agitateurs et agitatrices extérieur·e·s » est en soi un acte de violence, ouvrant la voie à d’autres formes de violences. Tu peux prédire le comportement de la police lors des manifestations avec un degré de précision assez élevé en te basant sur la rhétorique qu’elle déploie à l’avance pour préparer le terrain.

Ainsi, lorsque nous les entendons parler d’« agitateurs et d’agitatrices extérieur·e·s », nous savons que les autorités s’apprêtent à faire couler le sang. De leur point de vue, c’est d’autant mieux si les gens adhèrent à cette rhétorique et deviennent leur propre police, de sorte qu’aucun agent n’ait à se salir les mains. Cette mesure est souvent préconisée au nom de la prévention de la violence, mais l’autosurveillance nous renvoie à la même passivité qui permet à la violence policière de se produire en premier lieu. Combien de personnes auraient entendu parler de Michael Brown si les « criminel·le·s » et les « agitateurs et agitatrices » n’avaient pas attiré notre attention sur sa mort ? L’autosurveillance préserve également l’impression que nous choisissons toutes et tous de notre plein gré cet état des choses, renforçant ainsi l’impression que quiconque ne le fait pas est un·e étranger·ère.

« Toutes les parties s’accordent à dire qu’il y a un certain nombre de personnes – distinctes de la majorité des manifestant·e·s – qui fomentent la violence. » – CNN

De toute façon, qu’est-ce qu’un « agitateur ou une agitatrice extérieur·e » ? Déployer la Garde nationale dans une ville de 21 000 habitant·e·s – n’est-ce pas de l’agitation extérieure ? Quand Occupy Oakland a fait la une des journaux en 2011, on parlait beaucoup d’« agitateurs et d’agitatrices extérieur·e·s » qui venaient en ville pour semer le trouble en affrontant la police, jusqu’à ce qu’on découvre que plus de 90% des flics d’Oakland vivaient en dehors de la ville. Il est certain que si quelqu’un·e mérite d’être catalogué·e comme agitateur ou agitatrice extérieur·e – à Ferguson, à Oakland ou dans toute autre communauté des États-Unis – ce sont bien les autorités.

Mais qu’en est-il des personnes qui viennent de l’extérieur de la ville pour participer à des manifestations ? L’article de CNN affirme que «selon les registres de la prison, on trouve parmi les personnes arrêtées des résident·e·s de Chicago, Brooklyn, Washington, San Francisco, Austin, Des Moines, et Huntsville, dans l’Alabama. »

Cela pourrait sembler être une preuve convaincante pour les lecteur·rice·s de la classe moyenne. Mais toute personne qui a été pauvre et précaire sait que l’adresse permanente que tu donnes lorsque tu es arrêté·e peut ne pas être la même que celle de ton domicile. Tu peux donner une adresse différente parce que tu n’es pas sûr·e de rester dans ton logement actuel, parce que le ou la propriétaire ne sait pas que ton logement compte plus de personnes que celles qui sont indiquées sur le bail, ou simplement parce que tu ne veux pas que les autorités locales sachent où te trouver. Au lieu de cela, tu préfères plutôt donner une adresse plus fiable sur le long terme, peut-être située dans un autre État.

Mais imaginons que certaines des personnes arrêtées qui ont donné une adresse à l’extérieure de la ville se trouvent à Ferguson pour la toute première fois. Cela ne ferait-il pas d’elles et eux des agitateurs et des agitatrices extérieur·e·s ? Peut-être que oui, si le problème était uniquement spécifique à Ferguson et s’ils et elles n’avaient aucun intérêt dans cette affaire. Mais à « Chicago, Brooklyn, Washington, San Francisco, Austin, Des Moines et Huntsville, dans l’Alabama », la police a tué des hommes noirs dans des circonstances identiques. La militarisation, la brutalité et le racisme systématique de la police sont en vigueur dans tout le pays, et pas seulement à Ferguson. Lorsque les personnes souffrent des mêmes formes d’oppression partout, il est logique que nous nous entraidions, que nous fassions cause commune.

Ce n’est pas de l’agitation extérieure. Il s’agit de solidarité.

Tant que nous comprendrons les problèmes auxquels nous sommes confronté·e·s de manière individualiste, nous serons impuissant·e·s face aux autorités. La solidarité a toujours été l’outil le plus important des opprimé·e·s. C’est pourquoi les autorités se donnent tant de mal pour diaboliser toute personne qui a le courage de prendre des risques pour soutenir les autres. Tout au long des luttes pour les droits civiques du XXe siècle, les participant·e·s qui sont aujourd’hui célébré·e·s comme des héros et des héroïnes ont été catalogué·e·s d’« agitateurs et d’agitatrices extérieur·e·s. » Ce terme a une longue histoire sur les langues des racistes et des réactionnaires.

Dans cette optique, il est ironique, voire inattendu, que l’un des stéréotypes des médias officiels concernant l’« agitateur et l’agitatrice extérieur·e » soit celui de l’« anarchiste blanc·he » – comme si tou·te·s les anarchistes étaient des personnes blanches. Il n’est plus considéré comme convenable de traiter les gens de traîtres à la race, l’allégation est donc inversée : les blanc·he·s qui se battent aux côtés des personnes de couleur ne doivent pas avoir à cœur leurs intérêts, certainement pas autant que la police et les médias officiels. Bien que se déclarer anarchiste ne libère pas comme par magie une personne blanche du racisme qui imprègne notre société, il est en effet raciste d’attribuer tous les troubles de Ferguson à des « anarchistes blanc·he·s », en niant l’existence ou l’action des participant·e·s de couleur.

Ce sont les médias officiels qui tentent de jouer une carte raciale à part entière, afin de créer des divisions entre celles et ceux qui luttent contre la brutalité policière. Il n’est pas surprenant que les autorités cherchent à créer la discorde selon des critères raciaux – l’une des principales raisons pour lesquelles le concept de race a été inventé était de diviser celles et ceux qui auraient autrement un intérêt commun à renverser la hiérarchie.

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Pour le souligner une fois de plus, nous devons comprendre le déploiement de la rhétorique sur les « agitateurs et agitatrices extérieur·e·s » comme une opération militaire destinée à isoler et à cibler un·e ennemi·e : diviser pour mieux régner. L’ennemi·e que les autorités visent est principalement une personne de couleur, mais ce n’est pas seulement un corps social spécifique ; c’est aussi un aspect de notre humanité, une partie de nous tou·te·s. Le but ultime de la police n’est pas tant de brutaliser et de pacifier des individus spécifiques que d’extraire la rébellion elle-même du tissu social. Elle cherche à extérioriser l’agitation, de sorte que toute personne qui se défend sera perçue comme une étrangère, comme déviante et antisociale.

Cette stratégie aurait plus de chances de réussir si la plupart des personnes étaient intégrées dans des lieux confortables au sein des structures de pouvoir. Mais le problème de leur stratégie, à ce moment historique particulier, est que nous sommes de plus en plus nombreux·euses à nous trouver en dehors de ces dernières : en dehors d’un lieu de travail stable, en dehors d’une position reconnue de légitimité politique, en dehors des incitations qui récompensent les personnes qui se taisent. Nous nous retrouvons en dehors, et nous nous retrouvons les un·e·s les autres. Nous constatons qu’il n’est pas logique de continuer à être dociles, que notre seul espoir est de tout miser sur la lutte commune pour notre survie collective plutôt que de lutter entre nous pour une place dans la hiérarchie.

La prochaine fois, les autorités auront de la chance si les troubles se limitent à une seule ville, elles pourront alors accuser celles et ceux qui s’y rendent d’être des agitateurs et des agitatrices extérieur·e·s. Le racisme et la brutalité policière qui font que Ferguson est aujourd’hui tristement célèbre sont très répandus. La prochaine conflagration pourrait se propager partout, comme l’a fait Occupy. Arrêtez de nous tuer, ou sinon.

«Si vous n’êtes pas vigilant·e·s, les journaux arriveront à vous faire détester les gens opprimé·e·s et aimer celles et ceux qui les oppriment. » - Malcolm X. Cette illustration est disponible sous forme d’affiche auprès de l’artiste Corina Dross, afin de lever des fonds pour les personnes arrêtées à Ferguson.