Comme nous l’avons vu dans une précédente analyse, la pandémie liée au COVID-19 a brusquement interrompu les troubles sociaux et politiques dans le monde entier et ce, aussi bien au Chili qu’à Hong Kong. La situation a pris un tournant sinistre lorsque les gouvernements du monde entier ont saisi cette occasion pour expérimenter de nouvelles stratégies de contrôle autoritaires. La France s’est engouffrée dans cette brèche ouverte aux côtés de la Grèce et de l’Italie.
Avant l’arrivée du virus, la France connaissait une nouvelle vague de mouvements sociaux contre la décision du gouvernement de modifier le système des retraites. Après des années de perturbations politiques presque ininterrompues – des manifestations de 2016 contre la Loi Travail aux Gilets jaunes – le nouveau mouvement émergent a tenté à plusieurs reprises de se réinventer afin d’échapper aux limites inhérentes aux traditionnels rituels réformistes. Malheureusement, le COVID-19 a accéléré la mort de ce mouvement.
L’une des principales difficultés que nous avons tou·te·s rencontré·e·s au début de la pandémie était de pouvoir se projeter et d’imaginer au-delà de ce cauchemar orwellien – ou devrait-on dire de cette nouvelle réalité ? Le confinement « sanitaire » mondial nous a obligé à repenser nos stratégies afin de continuer à lutter pour un monde plus libre. Les événements du 1er mai ont été l’occasion d’évaluer notre capacité à le faire afin de nous libérer de ce nouveau cadre que les autorités nous ont imposé au nom de la « sécurité. »
En France, le 1er mai a été un succès en demi-teinte. Bien que des groupes de personnes aient réussi à manifester dans tout le pays, le dynamisme traditionnel et l’élan offensif que nous connaissons habituellement lors de cette journée ont été largement étouffés par les importantes restrictions en terme de liberté de mouvement mais aussi par le harcèlement continu et la présence massive des forces de police dans les rues. Pour beaucoup d’entre nous en France, le 1er mai 2020 a laissé comme un certain sentiment d’amertume.
Mais les anarchistes, les militant·e·s politiques et les mouvements sociaux en tant que tels n’étaient pas les seules cibles du gouvernement français. En effet, malgré l’état d’urgence « sanitaire », les policiers sont restés l’un des seuls groupes de personnes autorisés à être dans la rue. En permettant cela, le gouvernement français a donné un laissez-passer aux forces de l’ordre pour qu’elles puissent continuer à faire ce qu’elles font le mieux : c’est-à-dire terroriser et brutaliser des communautés et des individus spécifiques. Au cours des deux derniers mois de confinement total, au moins neuf personnes ont été tuées par la police, et beaucoup d’autres ont été blessées. En conséquence, plusieurs jours d’émeutes sporadiques contre la police ont éclaté dans différents quartiers et villes françaises.
Tragiquement, une telle situation est courante en France. Des émeutes massives en banlieue avaient eu lieu en 2005 après la mort de deux jeunes adolescents qui étaient poursuivis par les forces de police. Comme aux États-Unis, notre gouvernement et nos forces de l’ordre ont leur propre histoire d’oppression et de racisme envers les communautés de couleur. Voici quelques exemples pour illustrer le racisme structurel inhérent à l’institution policière française :
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Cet article de 2015 montre qu’en région parisienne, une grande majorité des forces de l’ordre a voté pour le Rassemblement National – anciennement Front National, un parti politique xénophobe et populiste d’extrême droite créé par un ex-SS et d’autres collaborationnistes de l’Allemagne nazie. Il va sans dire qu’en raison de la polarisation croissante de notre société – que ce soit en France comme dans le reste du monde – cette tendance politique au sein des forces de l’ordre s’est très probablement renforcée depuis lors.
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En avril dernier, une personne de couleur a sauté dans la Seine pour tenter d’échapper à la police. Après son arrestation, les policiers ont utilisé des propos racistes et ont commencé à se moquer de ses compétences en natation. Un policier a même dit à son collègue : « [Il] coule, tu aurais dû lui accrocher un boulet au pied… » – faisant ainsi clairement référence aux événements tragiques du 17 octobre 1961 au cours desquels la police française a jeté des manifestant·e·s algérien·ne·s par dessus un pont parisien, entrainant leur mort par noyade. La seule raison pour laquelle nous sommes au courant de cet événement est que des enregistrements de l’arrestation ont été largement diffusés sur Internet.
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Enfin, l’actuelle doctrine du maintien de l’ordre à la française, qui est régulièrement utilisée dans les banlieues et contre les différentes communautés qui y vivent, trouve son origine dans la doctrine que la France utilisait en Algérie et en Indochine lors de ses guerres de décolonisation. Nous voyons ici comment après avoir terrorisé les populations à l’étranger, le gouvernement français continue de terroriser et de brutaliser ces mêmes catégories de personnes sur son propre territoire. À ce sujet, nous recommandons vivement le documentaire réalisé par Désarmons-les !
À partir du 11 mai, la France a commencé à lever certaines mesures de son confinement. Mais les autorités ont prolongé l’état d’urgence sanitaire jusqu’à la fin du mois de juillet, utilisant ce prétexte pour interdire toute forme de rassemblement dans les rues. En ce moment, et alors que les magasins et centres commerciaux ont rouvert, il est techniquement interdit de se réunir en groupe de plus de dix personnes. Ne soyons pas dupes, cela n’a rien à voir avec une quelconque protection de notre santé. Il s’agit purement et simplement d’un moyen de réprimer toute agitation sociale potentielle. Les autorités savent très bien que les gens sont encore plus en colère qu’ils et elles ne l’étaient avant la pandémie et qu’ils et elles attendent que l’occasion se présente pour reprendre la rue et exprimer leur rage. Mais pendant trois semaines, cette opportunité n’est jamais venue.
Puis, il y a une semaine de cela, les émeutes à Minneapolis ont éclaté à la suite de l’exécution de George Floyd par la police. Et, exactement comme le virus l’avait fait en mars dernier, ces émeutes ont complètement rebattu les cartes dans le monde entier – elles ont été l’étincelle que beaucoup d’entre nous attendaient afin de se libérer de la peur et de la léthargie mondiale que l’épidémie de COVID-19 a engendrées. Alors que les flammes engloutissaient le commissariat de police de Minneapolis, la révolte s’est répandue dans le monde entier. Le même jour où George Floyd a été assassiné, un autre cas de violence policière a eu lieu à Bondy, en France. Des officiers de police ont brutalement tabassé un garçon de 14 ans lors de son arrestation. Au moment où nous écrivons ces lignes, ce dernier attend d’être opéré de l’œil.
Le samedi 30 mai, une manifestation de solidarité avec les sans-papiers était prévue à Paris. Les autorités locales l’ont interdite et ont envoyé un grand nombre de policiers pour empêcher toute forme de rassemblement. Le fait que la manifestation n’ait pas été autorisée par la préfecture n’a cependant pas découragé les participant·e·s. La police a commencé par arrêter une cinquantaine de personnes, mais elle a rapidement été dépassée par la situation et n’a eu d’autre choix que de laisser la vague de manifestant·e·s déferler dans les rues. L’une des raisons pour lesquelles la police a finit par ne plus pouvoir tenir ses positions était la détermination farouche dont ont fait preuve les sans-papiers en prenant la tête du cortège. Des milliers de personnes ont marché dans les rues de Paris jusqu’à la Place de la République. Frustrée de ne pas avoir pu vider les rues des manifestant·e·s et ainsi empêcher la manifestation de se tenir, la police a fini – comme à son habitude – par attaquer la foule.
Néanmoins, cette manifestation a été une victoire dans la mesure où des milliers de personnes ont défilé dans les rues de Paris pour la première fois dans l’ère post-COVID-19 – mais surtout parce que cette manifestation était menée par un grand nombre de sans-papiers. Ces mêmes personnes qui sont « invisibles » aux yeux du gouvernement. Ces mêmes personnes qui, pendant la pandémie, étaient en première ligne de la crise sanitaire, soit parce qu’elles devaient continuer à travailler dans des emplois précaires – comme tant d’autres personnes qui ont été forcées de travailler parce que leur emploi était considéré comme « nécessaire » par les autorités et ce, sans que ces dernières ne se soucient un seul instant de leur vulnérabilité – soit parce qu’elles n’ont pas de revenus et vivent dans des conditions précaires. Le fait que les personnes sans-papiers soient celles et ceux qui aient réussi à défier les autorités qui les méprisent et leur refusent toute forme de dignité et d’humanité est un élément extrêmement puissant et fort en symbolique.
2 juin : alimentons le feu de la révolte internationale.
Le même jour, une action similaire a eu lieu à Marseille, où plusieurs centaines de personnes ont manifesté pour leurs droits en tant que sans-papiers. Lors de cette manifestation, certaines d’entre elleux brandissaient des pancartes dénonçant les violences policières et exprimant leur solidarité avec George Floyd.
De plus, la semaine dernière, alors que la vague insurrectionnelle se répandait aux États-Unis – soulignant non seulement le rôle joué par la police au sein de notre société, mais aussi l’urgente nécessité de désarmer et d’abolir cette institution par un processus révolutionnaire – une nouvelle expertise médicale a été publiée concernant Adama Traoré, un jeune homme noir mort dans les locaux d’une gendarmerie le 19 juillet 2016.
Ce document officiel ouvertement raciste – ce dernier parle d’Adama Traoré comme étant « un sujet de race noire » – exempte les gendarmes qui ont arrêté Adama de toute responsabilité dans sa mort. Pourtant, de manière surprenante, le rapport reconnaît qu’Adama Traoré est mort par asphyxie. Il n’est pas nécessaire d’aller plus loin : il est évident que le rapport médical officiel dissimule la responsabilité qu’ont les gendarmes dans sa mort. Nous savons que la stratégie d’immobilisation préférée des voyous portant des insignes est la technique dite debicutus ventral (face contre terre), et nous savons que cette dernière entraîne souvent la mort de la personne interpellée. C’est exactement la même technique que Derek Chauvin a utilisée pour assassiner George Floyd aux États-Unis et que les flics français ont utilisée lors de l’arrestation de Lamine Dieng en 2007 à Paris, avant de le laisser mourir à l’arrière de leur fourgon.
Comprenant qu’après près de quatre ans de batailles judiciaires, les autorités refusent encore et toujours de rendre compte de leurs actes et qu’elles continuent ouvertement de tenir Adama comme l’unique responsable de sa propre mort – allant jusqu’à fabriquer de toute pièce des soi-disant problèmes de santé pour expliquer son asphyxie – la soeur d’Adama, Assa Traoré, a lancé un appel sur les réseaux sociaux pour se réunir le mardi 2 juin devant le tribunal de grade instance de Paris afin de dénoncer l’hypocrisie des autorités dans l’enquête sur la mort de son frère, ainsi que la brutalité policière et le racisme structurel en général. En solidarité avec celles et ceux qui pleurent George Floyd à Minneapolis, et en écho à sa mort tragique, l’appel a circulé sous le slogan « Je n’arrive plus à respirer ! »
Assa Traoré, sœur d’Adama Traoré.
En réponse, les autorités ont utilisé les médias officiels pour dénoncer « l’irresponsabilité » d’un tel appel en pleine pandémie de COVID-19, cherchant ainsi à semer la peur parmi les manifestant·e·s potentiel·le·s et ce, afin de décourager les gens de prendre les mesures nécessaires à l’encontre d’un système qui considère nombre d’entre nous comme étant des personnes sacrifiables. Plusieurs heures avant le début du rassemblement, des policiers ont même menacé verbalement Assa Traoré, démontrant une fois de plus le genre de pratiques « mafieuses » que les forces de l’ordre utilisent quotidiennement.
Ce soir-là, et malgré le déploiement d’un nombre important de forces de police dans le quartier, des milliers et des milliers de personnes ont répondu à l’appel et se sont rassemblées devant le tribunal. La mobilisation a été massive – plus de 20 000 personnes sont descendues dans les rues. Les images parlent d’elles-mêmes. Selon nous, il est important de mentionner le fait que, par rapport aux manifestations traditionnelles, cet événement a réussi à rassembler des personnes issues de milieux et d’horizons différents, aux expériences de vie diverses et variées et provenant de différentes zones géographiques. Comme nous avons pu le constater, cette diversité était un cocktail explosif. Par conséquent, pour les troubles à venir, nous devrions continuer à faire tout ce qui est en notre pouvoir pour être plus inclusif·ive·s. Nous devrions également nous demander pourquoi certain·e·s des participant·e·s à ce rassemblement se sentent déconnecté·e·s de certains de nos autres combats – serait-ce parce que nous n’avons pas su répondre à leurs besoins et à leurs réalités ?
Rassemblement devant le tribunal de grande instance de Paris le 2 juin.
Après plusieurs discours et chants – dont le désormais célèbre « Tout le monde déteste la police » – la situation a dégénéré. Les forces de police ont lancé les premières grenades lacrymogènes ; les manifestant·e·s ont répondu en lançant divers projectiles et en allumant les premiers feux. La foule s’est dispersée et des émeutes ont éclaté à plusieurs endroits. Les manifestant·e·s ont construit des barricades avec des trottinettes électriques et y ont mis le feu ; d’autres ont brisé des vitres. Certains magasins ont peut-être été pillés, mais soyons honnêtes : on s’en fout, c’est l’institution de la propriété elle-même qui est le problème ici. Certain·e·s émeutier·ère·s ont joyeusement attaqué un commissariat, tandis que d’autres participaient à des affrontements directs avec les forces de police. Les émeutes et les manifestations sauvages se sont poursuivies jusque tard dans la soirée. Pour plus de photos et des comptes rendus détaillés sur les événements qui se sont déroulés cette nuit-là, nous te recommandons cet article et celui-ci.
« De Minneapolis à Paris, nique la police ! »
« Brûlons toutes les prisons. »
« Un nouveau monde sur les cendres de l’ancien ! »
Des manifestations ont également eu lieu dans les rues de Lyon, Marseille, Lille et Nantes. Au moment où nous écrivons ces lignes, d’autres rassemblements ont lieu à Toulouse et Montpellier.
Dès les premiers affrontements à Paris entre les manifestant·e·s et la police, les politicien·ne·s ont sans surprise saisi l’occasion pour dénoncer l’ensemble du rassemblement. Le ministre de l’intérieur, Christophe Castaner, a déclaré sur les réseaux sociaux que « La violence n’a pas sa place en démocratie. Rien ne justifie les débordements survenus ce soir à Paris, alors que les rassemblements de voie publique sont interdits pour protéger la santé de tous. Je félicite les forces de sécurité et de secours pour leur maîtrise et leur sang-froid. » Il s’agit là d’une rhétorique politique classique, dans laquelle le ministre explique que la seule violence légitime qui existe est celle exercée par l’État – et donc par la police. Cela nous semble être une justification flagrante des violences et des meurtres policiers.
Le lendemain du rassemblement, le 3 juin, interrogé sur l’existence de racisme au sein de la police française, Castaner a promis que « chaque faute, chaque excès, chaque mot, y compris des expressions racistes, fera l’objet d’une enquête, d’une décision et d’une sanction. » Nous le répétons une fois de plus : nous ne voulons pas d’une police plus « responsable » ou « meilleure », nous ne voulons pas de police du tout !
Le feu que les émeutes de Minneapolis ont déclenché se propage – et à une vitesse extrêmement rapide. Le courage et la détermination dont ont fait preuve tant de personnes aux États-Unis sont contagieux et inspirants. Nous espérons que les événements de ces derniers jours en France annoncent une renaissance de l’agitation sociale. Il est maintenant de notre responsabilité de continuer à aller de l’avant. Plus que jamais, il est clair que ce système ne fonctionne pas, qu’il ne fera que renforcer les disparités et les inégalités qui existent à tant de niveaux différents. Nous devons y mettre fin par tous les moyens nécessaires. De Minneapolis à Paris, du Brésil à la Grèce, tou·te·s ensemble, construisons un nouveau monde sur les cendres de l’ancien. D’ici là – et plus que jamais – détruisons le capitalisme, détruisons tous les États et nique la police !
Un jour, le vent finira par tourner.
Voici d’autres appels à manifester dans les jours et les semaines à venir en France (liste non-exhaustive) :
- Le 6 juin, une manifestation contre les violences policières est prévue à Marseille, une autre à Paris.
- Le 8 juin, les organisations féministes appellent à une manifestation nationale.
- Le 16 juin, une manifestation nationale aura lieu en solidarité avec le personnel médical et contre le gouvernement.
- Le 20 juin, une autre marche de solidarité avec les sans-papiers est prévue.