Alors que les élections approchent dans un contexte d’anxiété face à la perspective de voir Donald Trump s’accrocher au pouvoir par la force ou la ruse, le potentiel révolutionnaire palpable début juin a reculé presque au-delà de l’horizon. Anarchisme, abolitionnisme et action directe ont gagné en popularité pendant l’ère Trump ; grâce à l’état d’esprit alarmiste de l’administration Trump, les anarchistes ont gagné autant de visibilité que pendant tout le siècle qui a précédé. Pourtant, une fois de plus, les élections évincent tout autre sujet ou stratégie. De nombreux anarchistes sont focalisé·es, malgré des dizaines d’années de rejet de la démocratie représentative, sur l’espoir d’une victoire de Biden – ou essaient au moins de chercher comment empêcher un coup d’État de Trump, de peur que la démocratie ne laisse place à l’autocratie. D’autres se font l’écho de l’extrême droite en anticipant une guerre civile.
C’est une vieille histoire, dans laquelle la double menace de la tyrannie et de la guerre civile a pour fonction de discipliner les rebelles pour qu’iels acceptent à nouveau la démocratie représentative, et de rendre le changement révolutionnaire impossible . Mais que se passe t-il si nous ne voulons rien de tout ça – ni de la tyrannie, ni de la guerre civile, ni de nous contenter perpétuellement d’être gouverné⋅es par le moindre mal ?
Ce que ce système peut nous offrir de mieux.
Le moindre mal
Il n’est pas surprenant que les anarchistes s’inquiètent du résultat des élections. L’administration qui arrivera au pouvoir – que ce soit par la victoire électorale ou par d’autres moyens – déterminera le type de défis que nous devrons relever en plus de continuer de lutter pour abolir la police, la prison, les frontières, et les autres formes d’oppression.
L’argument le plus convaincant que nous puissions envisager en faveur du vote est le suivant : si nous nous comprenons comme engagé·es dans un conflit direct avec une armée composée de toutes les forces de l’État, il serait logique de profiter de la possibilité, aussi ténue soit-elle, d’influencer le choix de la personne qui mènera cette armée contre nous. De ce point de vue, il pourrait valoir la peine de prendre une demie-heure pour voter – en supposant que vous n’ayez vraiment rien de plus important à faire de cette demie-heure particulière – mais cela ne pourra jamais légitimer de détourner notre attention de nos efforts offensifs ni de laisser nos ennemis savoir où nous dormons la nuit1. (à ceux qui craignent que le vote légitime nos dirigeants, nous pourrions rétorquer que la meilleure manière de légitimer leur pouvoir est de ne pas le renverser.)
Bien entendu, la grande majorité des gens n’appréhende pas le vote ainsi. L’obsession libérale du vote comme la fin en soi de la participation politique est le symptôme – et l’alibi – d’un refus pervers d’assumer la responsabilité de tous les moyens plus efficaces dont on pourrait user pour changer les choses. De même, les gens à gauche qui admettent que l’État représente un obstacle structurel à leurs aspirations ont quand même tendance à espérer que le règne périodique du moindre mal constitue une avancée vers un monde meilleur plutôt qu’une façon de stabiliser l’ordre établi. Par conséquent, ils iels sont toujours surpris de la façon dont les acteur étatiques coopèrent et sapent leurs efforts.
Prenez le Parti des Travailleurs au Brésil, Syriza en Grèce, et – il n’y a pas si longtemps – Barack Obama aux Etats-Unis. Tous ont utilisé une rhétorique progressiste et des réformes sociales insignifiantes comme couverture pour poursuivre la mise en place d’un programme néolibéral et réprimer les mouvements luttant pour le changement social, alimentant la désillusion populaire et, en définitive, créant les conditions de l’arrivée au pouvoir de l’extrême-droite. Ce n’est que par comparaison avec Bolsonaro, Nouvelle Démocratie, et Trump – les successeurs d’extrême-droite dont ils ont rendu la victoire inévitable – que ces administrations peuvent sembler souhaitables à toute personne de gauche.
Cette fois-ci, personne ne se fait d’illusions sur le fait que le progrès ou la réforme puissent se trouver quelque part sur le bulletin de vote. Le cynisme domine. Si, pendant sa première campagne présidentielle, Trump avait principalement promis de ramener la classe ouvrière blanche dans les années 50, Joe Biden quant à lui propose de ramener l’Amerique en 2016. Politiquement parlant, Biden est une non-entité qui ne représente que la peur des électeurs d’être dirigés par Trump, la perte de leur espoir de voir un jour un changement significatif dans le système politique, et leur échec à imaginer une approche plus efficace de l’auto-détermination.
Tous les votes du monde
Plus nous nous concentrons sur les élections, plus nous avons tendance à internaliser la logique des politiques électorales : représentation, règle de la majorité, souveraineté pensée comme compétition à un seul gagnant, respect de la procédure. Les préoccupations des libéraux concernant la préservation de l’État de droit et la réforme du Collège Electoral servent à inculquer ces principes.
Par exemple, si nous pensons qu’un second mandat de Trump serait inacceptable parce que la majorité des électeurs inscrits dans ce pays s’oppose à sa candidature, que se passera-t-il si Trump surprend de nouveau tout le monde en remportant les élections avec une large majorité du collège électoral, ou même en gagnant le vote populaire ? Serons-nous alors tenus d’accepter son autorité et d’obéir aux décisions de sa Cour Suprême ?
De notre point de vue, présenter le problème du maintien au pouvoir de Trump sous l’angle de la crainte qu’il soit illégal est une lâcheté intellectuelle. Celleux qui se focalisent sur ce problème oublient que la raison première de ce marasme est que Trump avait déjà été élu par le biais de ce même système électoral, qu’il s’agirait de défendre aujourd’hui à tout prix. Se focaliser sur la possibilité que Trump puisse remporter une victoire sournoise cette fois-ci revient à inciter tou·tes celleux qui s’opposent à lui d’abandonner le combat et d’accepter quatre années supplémentaires de son administration s’il gagne « à la loyale ». De manière toute aussi significative, cela revient à habituer les mêmes personnes à être complaisant·es envers Biden s’il prend le pouvoir et continue à appliquer au moins certaines des politiques de l’ère Trump – ce qu’il fera sans aucun doute. Le problème, c’est la Démocratie elle-même, qui incite les gens à ignorer leur propre conscience pour favoriser le protocole, quel que soit le coût en termes de souffrances humaines.
ce n’est pas parce qu’il avait perdu le vote populaire que nous nous sommes employé·es, en tant qu’anarchistes, à perturber l’investiture de Trump – nous l’avons fait parce que nous nous opposons à son programme dans son intégralité et à l’idée que quiconque aie le droit d’exercer un tel pouvoir en premier lieu**. Nous n’avons pas bloqué les aéroports parce que nous avions anticipé qu’un juge dûment nommé allait un jour ou l’autre déclarer que le Muslim Ban de Trump est inconstitutionnel – nous l’avons fait parce que nous croyons que tous les êtres humains ont le droit de voyager librement, quelles que soient les restrictions mises en place par tels président, juges ou coalition d’électeur·ices. Notre boussole morale ne se soucie pas de majorité ou de procédure. Même si Trump était réélu avec 100 % des voix2, nous continuerions à nous opposer à ses attaques contre les immigrants, à ses interventions contre les manifestations Black Lives Matter, à son autorité maintenue par la force.
Il n’y a rien de fondamentalement juste dans la volonté de la majorité, ni rien de fondamentalement éthique ou honorable dans le fait d’obéir à la loi. Si vous voulez réellement vous débarrasser de l’injustice, faites en sorte qu’il soit impossible pour un groupe – qu’il soit minoritaire ou majoritaire – de dominer les autres de manière systématique. Tant que nous n’aurons pas construit de vastes réseaux horizontaux de solidarité, les tyrans comme Trump continueront d’accéder au pouvoir, et les centristes comme Joe Biden continueront d’essayer de faire des compromis avec eux, d’une manière qui rapproche toujours plus notre société de la tyrannie, et tous les votes du monde n’y changeront rien.
“Tout ce qui s’est passé pendant l’Allemagne Nazie était légal. C’est arrivé dans les tribunaux, comme ça. C’est ce que faisaient les juges, des juges qui portaient des robes, des juges qui citaient la loi et des juges qui disaient : « C’est la loi, respectez-là. »
—Jerry Rubin, 15 Février 1970, accusé d’outrage devant un tribunal.
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Comment le centre utilise la droite
La menace que représente la candidature de Trump et la violence de ses sympathisant·es arrangent les centristes comme Joe Biden et ses soutiens au New York Times. Ils ont déjà passé tout l’été à utiliser cette excuse pour inciter les manifestant·es à quitter les rues et à abandonner leur pression sur les services de police meurtriers, insinuant de manière infondée que les manifestations pourraient pousser les électeur·ices dans les bras de Trump.
En réalité, l’étude des sondages au cours de l’année 2020 révèle que Biden a consolidé son avance après le déclenchement des manifestations et émeutes consécutives à la mort de George Floyd fin mai ; Trump a seulement commencé à reprendre du terrain quand quand les manifestations se sont calmées. Si Trump perd ces élections et échoue à se maintenir au pouvoir par d’autres moyens, une grande partie du mérite devra revenir aux insurgé·es pour avoir contraint une fraction de la classe dirigeante à se tourner vers Biden en montrant que quatre années supplémentaires de Trump pourraient rendre les États-Unis ingouvernables.
Les centristes ont toujours profité de la menace que constitue l’extrême-droite. Grâce à Trump, si Biden remporte les élections et se sécurise son pouvoir, des millions de personnes qui ont toutes les raisons de lutter contre son programme pousseront tout de même un soupir de soulagement. Les libéraux qui auraient continué de protester contre les politiques racistes d’immigration et les violences policières sous Trump les accepteront calmement sous Biden, laissant les radicaux qui continuent à s’y opposer isolés et vulnérables.
Nous avons parcouru un long chemin depuis juin 2020 – un long chemin sur la mauvaise voie. Au lendemain du soulèvement, après que les gens de tout le pays aient vu les manifestant·es de Minneapolis démanteler un commissariat par une action directe, il était enfin possible d’imaginer l’abolition de l’institution policière elle-même. Les réformistes ont dilué cette proposition audacieuse, en lui substituant l’idée du « définancement » de la police par le lobbying. Il n’est pas surprenant que le fait d’avoir ramené la lutte sur le terrain de la politique de parti et des procédures gouvernementales ait produit des résultats lamentables. Maintenant que la bataille entre Biden et Trump monopolise l’attention de tou·tes, même le définancement semble désespérément idéaliste.
Ainsi, La campagne de Biden symbolise la contre-révolution, au même titre que celle de Trump. Les efforts absurdes de Trump pour présenter Biden comme un radical d’extrême-gauche mobilisent les électeur·ices d’extrême-droite, mais servent également à fermer la fenêtre d’Overton sur la gauche, en présentant la campagne de Biden comme le projet le plus radical qui soit.
Cette tendance à édulcorer les propositions radicales et à réduire la portée de l’imagination populaire est inhérente à la démocratie par la majorité. La nécessité de former le plus grand groupe d’électeur·ices pour s’emparer du pouvoir tend à réduire la diversité des possibilités politiques au plus petit dénominateur commun et à supprimer les différences. Les différentes minorités sont structurellement poussées à devenir des partenaires de second rang dans des coalitions qui n’ont guère d’intérêt à prioriser leurs besoins. La centralisation pousse à l’homogénéisation, et marginalise celleux qui ne veulent ou ne peuvent pas prétendre être comme tout le monde, renforçant l’idée que l’ordre existant est la seule réalité possible.
En poussant les gens à préférer le moindre mal plutôt qu’à poursuivre leurs propres rêves, la politique électorale éloigne ces rêves de plus en plus
Graffiti en Italie : « Mort à la démocratie. Anarchie et liberté ! »
Vers la guerre civile ?
Dès lors, quelle alternative nous reste-t-il ? Si nous n’accordons pas au politicien qui gagnera les élections le droit de nous gouverner, que cela signifie-t-il pour le futur des Etats-Unis ? Si la réalité consensuelle imposée par la démocratie par la majorité rend le changement radical impossible, alors comment faire ?
L’extrême-droite a déjà répondu à ces questions : en déclarant une guerre civile. S’ils ne parviennent pas à garder la mainmise sur l’Etat – la machine de violence centralisée – par les voies électorales, ils menacent de passer à la violence.
Certain·es anti-fascistes ont adopté la même rhétorique – et pour certain·es, la guerre est déjà là. « Je vois une guerre civile juste au coin de la rue, » avait déclaré Michael Reinoehl à un journaliste, juste avant qu’un policier l’abatte de sang-froid.
La plupart de celleux qui avertissent de l’imminence d’une guerre civile ne la souhaitent pas explicitement – iels soutiennent simplement que nous devrions nous y préparer. Pourtant, comme Emma Goldman l’a expliqué dans son essai « La préparation militaire nous conduit tout droit au massacre universel », la préparation à la guerre peut précipiter son arrivée. Elle peut aussi rendre plus difficile d’identifier d’autres possibilités.
Les raisons pour lesquelles l’extrême-droite appelle à une guerre civile sont complexes. Au plus bas niveau, les racistes de base ont le sentiment d’être en perte de vitesse dans la guerre des cultures et le changement démographique. Certain·es en ont apparemment conclu que plus iels repoussent les hostilités, plus leur situation se détériore. Alors qu’iels se radicalisent, il devient nécessaire pour des démagogues comme Donald Trump ou Tucker Carlson de se radicaliser aussi, afin de conserver leur loyauté.
Pendant ce temps, les industries extractivistes, qui fournissent une grande partie des financements du Parti Républicain s’inquiètent de ces changements démographiques qui érodent leur base électorale, et mènent à une hausse de la fiscalité et des réglementations environnementales. Elles considèrent certainement les mesures sanitaires mises en place pour lutter contre la pandémie comme un coup d’essai pour des mesures écologistes qui pourraient réduire leurs profits de manière permanente – le déni du COVID-19 et du changement climatique proviennent des mêmes secteurs. Ils comptent maximiser leurs profits à tout prix, malgré la catastrophe écologique et les conflits civils. Alors que les manifestations consécutives à la mort de George Floyd ont exercé une pression sur les institutions de notre société, les Républicains cherchent à instrumentaliser la violence de masse pour maintenir le statu quo.
Mais avons-nous quoi que ce soit à gagner d’une situation qui dégénère en guerre civile ? Si l’extrême-droite l’appelle de ses vœux, nous devrions être particulièrement méfiant·es à l’égard de ce paradigme.
Ce que la démocratie et la guerre civile ont en commun
La démocratie est souvent présentée comme la seule alternative à la guerre civile. L’idée est que les institutions démocratiques serviraient à éviter que les gens ne se mettent à s’entretuer, mus par une recherche immédiate de pouvoir. C’est le contrat social que les libéraux accusent Trump de violer.
Mais si, comme Carl von Clausewitz l’a dit, la guerre n’est rien d’autre que « la continuation de la politique par d’autres moyens », nous devrions tenir compte de ce que la démocratie représentative et la guerre civile ont en commun. Toutes deux sont principalement des luttes dans lesquelles le les adversaires se font concurrence pour contrôler l’État – c’est-à-dire pour parvenir à un monopole de la violence, du contrôle, et de la légitimité apparente – et dans lesquelles le vainqueur rafle tout. Les exigences de la guerre civile, tout comme celles de la compétition électorale, récompensent celleux qui peuvent faire appel aux riches et aux puissant·es pour obtenir des ressources et celleux qui parviennent à réduire leur programme au plus petit dénominateur commun afin de fédérer une masse3.
« Guidé.e.s par les expériences de celleux qui ont participé au premier soulèvement en Syrie, nous pouvons en apprendre beaucoup sur les dangers du militarisme dans les luttes révolutionnaires. Une fois que le conflit avec le gouvernement Assad est passé des grèves et de la subversion à la violence militarisée, celleux qui étaient soutenu.e.s par des acteurs étatiques ou institutionnels ont pu occuper une place centrale ; le pouvoir s’est accumulé dans les mains des Islamistes et autres réactionnaires. Comme les anarchistes insurrectionnalistes italiens l’ont fait remarquer, « la force de l’insurrection est sociale, pas militaire. » Le soulèvement ne s’est propagé ni assez loin ni assez vite pour devenir une révolution. A la place, il s’est transformé en une horrible guerre civile, et a clôturé le chapitre du soi-disant « Printemps Arabe » et avec lui de la vague des révoltes partout dans le monde.
Si la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens, alors la politique telle que nous la connaissons – l’État sous sa forme la plus résiliente et stable jusqu’ici : la démocratie représentative – a peut-être émergé en tant que continuation de la guerre par d’autres moyens. Les conflits militarisés qui contraignent chacun·e à prendre parti selon un cadre binaire tendent à engendrer les mêmes hiérarchies, les mêmes mécanismes d’inclusion et d’exclusion, et la même centralisation de la force coercitive qui sont essentielles à l’État. Celui-ci apparaît quand un camp gagne une guerre et impose son autorité ; la guerre civile reprend quand les incitations à s’affronter via des élections plutôt que par la force brute s’effondrent. Mais en fin de compte, la guerre civile est vouée à prendre fin par la réémergence de l’État ; tout autre modèle requerrait une révolution qui transforme les participant·es, et non un conflit binaire qui se termine avec la domination d’un camp sur l’autre. A cet égard, si « la santé de l’État, c’est la guerre », comme Randolph Bourne l’a écrit, cela vaut aussi pour la guerre civile.
Un examen rapide de l’histoire des États-Unis montre que la démocratie représentative a toujours existé en laissant planer le spectre de la guerre civile. Le « Bleeding Kansas » en est peut-être le meilleur exemple : pendant des années, des habitants du Kansas se sont battus – physiquement et dans les urnes – et entretués pour conserver ou abolir l’esclavage. Les mêmes rivaux qui se tiraient dessus telle semaine votaient les uns contre les autres la suivante, puis recommençaient à se tirer dessus.
Trump et ses partisan.e.s perpétuent la tradition, vieille de centaines d’années, qui envisage la démocratie comme une variante de la guerre civile. Par exemple, la stratégie d’intimidation des électeur·ices que Trump a mis en place puise dans un long héritage remontant aux « Plug Uglies »4 et à d’autres gangs qui ont recouru à la violence pour truquer systématiquement les résultats des élections.
« Voler les élections, c’est ainsi que fonctionne la démocratie. C’est ainsi que ça a toujours fonctionné. Si vous légitimez un monopole de la force coercitive et de l’autorité en prétendant représenter la volonté du peuple, il est évident que les luttes ultérieures pour le pouvoir se focaliseront sur la définition des personnes qui constituent « le Peuple ». » > > —Peter Gelderloos, “Preparing for Electoral Unrest and a Right-Wing Power Grab”
Dans ce contexte, on peut reconnaître l’accent mis par Trump sur les rassemblements de masse – dont l’esthétique n’est pas sans rappeler les rassemblements fascistes des années 30 – comme une forme démagogique de démocratie trouvant son origine dans les affrontements ouverts au sein de l’appareil politique :
« Remporter une élection est une manière de revendiquer la légitimité d’avoir été choisi par le peuple ; être acclamé dans la rue ou institué par la violence populaire en sont d’autres. Dans la Sparte antique, les dirigeants étaient élus au conseil des anciens par un concours de cris – le candidat qui recevait l’applaudissement le plus fort gagnait. Le terme technique pour cela est l’ « acclamation »… Il s’agit de la forme la plus ancienne de la démocratie – spartiate et non athénienne – dans laquelle les masses légitiment un mouvement ou un parti au pouvoir en les acclamant en personne, plutôt que par des élections. »
La guerre civile n’est donc pas la solution aux problèmes inhérents à la démocratie représentative. Elle ne fait que perpétuer la logique de la lutte de la majorité pour le pouvoir sur le terrain de la violence ouverte.
Si nous risquons d’intérioriser la logique de la politique électorale en nous focalisant sur les élections aux côtés des libéraux, nous risquons également d’intérioriser les principes de l’extrême-droite à force de la combattre, jusqu’à considérer l’affrontement militarisé comme la seule alternative à la politique électorale. La prolifération des armes à feu dans les manifestations – non pas tant les armes elles-mêmes que la manière dont elles finissent par dominer nos imaginaires – semble le confirmer.
Une poignée d’accélérationnistes ont accueilli chaleureusement l’escalade des hostilités, saluant une ère post-démocratique dans laquelle celleux qui se mobilisent pour des idéologies, des systèmes de valeur et des notions d’appartenance différentes vont pouvoir se battre ouvertement. C’est au mieux redondant : nous vivons déjà une époque de guerre civile qui va presque certainement s’intensifier. Ukraine – Charlottesville – un, deux, beaucoup de Syries. La question n’est pas de savoir comment fomenter un conflit social, mais comment maximiser la probabilité que ces conflits débouchent sur plus de liberté, plus de relations égalitaires, et espérons-le, à long terme, plus d’harmonie.
D’ordinaire, la position anarchiste à propos des élections consiste à rejeter la centralité du vote en tant que seule modalité de la participation politique. En 2020, il est tout aussi important de rejeter l’alternative de la guerre civile Ce n’est pas un argument contre la partisanerie en soi – il s’agit plutôt de savoir quel type de partisanerie nous voulons encourager . Plutôt que de rejoindre une des factions rivales qui se disputent pour le contrôle de l’État, cherchons les manières de transformer ces combats et les corps sociaux qui y sont engagés, et d’élargir l’horizon des possibles.
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Plutôt que la guerre civile – le refus contagieux et la révolte
Au lieu d’une guerre civile, qui oppose des factions distinctes dans une course à l’armement, nous aspirons à répandre la révolte sur une base horizontale et décentralisée, en déstabilisant les institutions de pouvoir et les allégeances et conflits qui les sous-tendent. La première étape de ce processus est d’abandonner l’idée qu’une loi, une majorité ou un commandement soit suffisants pour réclamer notre obéissance. La deuxième étape est de se débarrasser de tout romantisme quant à ce que nous pourrions accomplir par la seule force des armes – nous cherchons à transformer nos relations avec les autres, pas à les exterminer. La troisième étape est de refuser de jouer un rôle, que ce soit en tant que participant.e.s actif·ves ou en tant que complices passif·ves dans la perpétuation de l’ordre établi, en donnant des exemples contagieux de rébellion pouvant se propager dans l’ensemble de la société.
Les soulèvements incontrôlables de mai et juin ont montré à quel point cela peut être efficace. La guerre civile consiste à combattre un ennemi ; la révolte offre à celleux qui ne sont pas encore impliqué.e.s des rôles d’acteur.ices dans leur propre version d’un récit partagé. Plus la rébellion et le refus se répandent d’un secteur de la société à un autre, plus la possibilité d’un changement social réel est grande. En modifiant les conditions dans lesquelles les gens conceptualisent les problèmes qui les affectent et décident comment s’aligner, nous pouvons redéfinir les lignes de conflit – par exemple, en passant de « conservateurs contre libéraux » à « résident.e.s contre les expulsions ».
Nous devrions également explorer toutes les autres manières de relationner ensemble en dehors de la guerre, en créant des références positives pour coexister et coopérer par-delà les lignes de différence. Les programmes d’aide mutuelle qui se sont multipliés depuis le mois de mars ont le mérite de créer des liens entre des personnes qui ne se seraient peut-être jamais identifiées les unes aux autres, ce qui diminue les probabilités de conflits s’intensifiant jusqu’à la force létale. En plus de perturber l’ordre établi, nous devons également tisser un nouveau tissu social, en faisant de la paix une mesure offensive contre les conflits inutilement destructeurs5.
Nécessaire mais pas suffisant.
En novembre, si Trump tente de rester au pouvoir et que les solutions légales échouent à résoudre la crise, certains centristes libéraux nous presserons de servir de troupes de choc de la démocratie, et de prendre des risques qu’ils ne prendraient jamais eux-mêmes, afin de préserver l’intégrité d’un système électoral qui a toujours étouffé nos voix et notre autonomie. Les républicains d’extrême droite et les fascistes adoreraient nous voir bloqué.e.s dans une guerre frontale contre des milices mieux armées qui ne souhaitent rien d’autre qu’une cible et qu’une excuse légitime pour utiliser leurs armes. Nous devrions veiller à ne jouer aucun de ces rôles, mais au contraire à tracer notre propre chemin, en évaluant l’efficacité de nos actions par rapport à leur capacité à atteindre nos objectifs.
Si des milices armées tentent de s’emparer du Capitole pour contester les résultats des élections en reprenant la tactique qu’elles ont utilisé pendant les manifestations anti-confinement du mois d’avril, nous ne devrions pas aller à leur rencontre en combat ouvert. Nous devrions plutôt identifier tous les points à partir desquels nous pouvons exercer une pression, et toutes les chaînes d’approvisionnement qui fournissent les ressources dont les milices, leurs soutiens, et l’État lui-même dépendent. Imaginez une vague de blocus, de grèves, d’assemblées auto-organisées, et d’actions de coopération visant divers aspects de l’État et de l’économie, résultant d’une multiplicité de formes d’organisation qui se cumulent et ne peuvent pas toutes être cooptées par des démocrates désireux de dicter leurs conditions, créant ainsi des précédents qui resteront bien après que cet événement politique particulier soit passé. En saisissant l’opportunité d’interposer nos propres récits et nos propres programmes, en s’adressant directement aux besoins quotidiens des gens ordinaires, nous pourrions sortir de la crise plus fort.e.s et plus connecté.e.s.
S’il faut qu’il y ait une crise, profitons-en.
La bonne nouvelle, c’est que nous sommes seul.e.s
S’il y a une bonne nouvelle en cette période électorale, c’est qu’aucun des deux candidats ne représente de près ou de loin un programme radical. Si Bernie Sanders était devenu le candidat démocrate et avait gagné les élections, il aurait du faire face au même sabotage interne qui l’a empêché de remporter la course à l’investiture, sans parler des défis structurels qui ont condamné les aspirations socialistes du parti travailliste et de Syriza. Ses efforts pour tempérer le capitalisme sauvage n’auraient pu qu’échouer, entraînant certain.e.s de ses sympathisant.e.s à se tourner vers la realpolitik centriste tout en laissant les autres désillusionné.e.s et amer.e.s. Mieux vaut que le centre soit discrédité sous Biden.
Pendant des années, nous avons affirmé qu’en raison des conséquences de la mondialisation néolibérale, l’État ne pouvait pas faire grand chose pour limiter les impacts du capitalisme sur la société civile. Dans ces conditions, aucun parti ne peut rester longtemps au pouvoir sans perdre sa légitimité et catalyser l’opposition contre lui. Nous l’avons vu avec le parti travailliste au Brésil, Syriza en Grèce et Obama aux États-Unis. Nous le voyons maintenant également avec Trump – les nationalistes de base et les suprématistes blancs qui ont essuyé tant de revers sous son administration seraient probablement dans une position plus forte aujourd’hui s’ils avaient pu se présenter comme l’opposition sous une administration Clinton impopulaire. Comme nous l’avons démontré au lendemain de l’élection de Trump en 2016 :
Cherchons la lumière derrière ce nuage de gaz lacrymogène qui arrive. C’est peut-être une bonne chose que quelqu’un comme Trump arrive maintenant au pouvoir, plutôt qu’il y a quatre ans. Laissons la droite démontrer que leurs solutions sont tout aussi inadéquates que celles proposées par la gauche. Dans cette période de crises économiques, d’effondrement écologique et de guerre généralisée, l’État est une patate chaude : personne ne sera capable de le tenir très longtemps.
La dernière chose dont nous avons besoin est que nos propositions révolutionnaires soient confondues avec le programme édulcoré d’un quelconque parti politique. Si nous voulons des changements profonds et durables, nos mouvements doivent continuer de croître à partir de la base, en démontrant l’efficacité de l’action directe, en suscitant un appétit pour le changement radical, sans jamais être confondus avec le programme d’un parti qui pourrait se mettre en place par l’appareil du pouvoir d’État.
Si Biden réussit à sécuriser sa présidence, nous devons immédiatement nous retourner contre lui, en montrant comment son administration continuera à mettre en œuvre le programme de Trump. Il ne doit exister aucune confusion sur la distance qui sépare les mouvements sociaux de base et le parti politique à la Maison Blanche.
Sous une présidence de Biden, nous allons probablement assister à des attaques de plus en plus fréquentes de la part d’une extrême-droite frustrée. Les millions de racistes que Trump a enhardis ne se contenteront pas de prêter allégeance à des associations telles que le « Lincoln Project »6 s’il est battu aux élections. Nous devrions pouvoir résister à leurs attaques de la même manière que nous avons vaincu les formations de combat d’extrême-droite durant la présidence de Trump, à condition que nos camarades de gauche et du centre ne nous laissent pas combattre seul.e.s. Une fois de plus, cela sera déterminé par notre capacité à empêcher Biden et ses acolytes de donner l’impression que la crise des années Trump a été résolue.
En tout cas, plutôt que de faire face à un choix entre la démocratie et la guerre civile, nous faisons face à un avenir qui sera presque certainement fait des deux. C’est à nous de faire en sorte que celui-ci soit également porteur d’autre chose – d’un élan contagieux vers la libération.
Comme nous l’avons écrit il y a quatre ans, quelques heures après la victoire de Trump aux élections :
Prends soin de la graine, même dans la gueule du volcan.
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Dans de nombreux États, l’inscription sur les listes électorales fait de l’adresse de votre domicile une question d’ordre public. Celleux qui souhaitent éviter ce problème peuvent s’inscrire comme sans-abri. ↩
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Soit dit en passant, aucun candidat à la présidence des États-Unis n’a jamais obtenu les voix d’un quart de la population. ↩
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Dans une interview donnée plus tôt ce mois-ci, un·e combattant·e anarchiste de longue date au Rojava décrit comment ce sont déroulées les premières années de la guerre civile en Syrie : « Pendant que les combats s’accéléraient et que la guerre s’intensifiait, les factions plus faibles étaient absorbées par les factions plus fortes ou étaient simplement dissoutes. Quand l’État Islamique est arrivé en Syrie en 2013, les factions de l’opposition ont du choisir leur camp – avec Daesh ou contre eux. ↩
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Les Plug Uglies étaient un gang de rue aux idées nativistes de Baltimore ayant existé entre 1854 et 1865. ↩
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A cet effet, nous sommes inspiré·es par les récentes déclarations anti-guerre des rebelles des deux côtés du conflit entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie. Nous pouvons apprendre beaucoup de la part des anarchistes et des antimilitaristes qui ont vécu les guerres civiles en ex-Yougoslavie, en Colombie, au Pérou, ou en Irlande du Nord. ↩
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Le Projet Lincoln est un comité d’action politique formé fin 2019 par plusieurs personnalités du Parti républicain. Son objectif déclaré est d’empêcher la réélection de Donald Trump lors de l’élection présidentielle de 2020. ↩