Les opposants à l’obligation vaccinale ont établi des campements de protestation à Ottawa et ailleurs au Canada, bloquant plusieurs routes qui traversent la frontière américaine. Des organisateurs d’extrême droite et d’anciens officiers de police occupent des positions importantes dans ce mouvement, et la police a adopté une approche relativement passive jusqu’à présent ; il semble probable que le format actuellement testé au Canada apparaîtra bientôt ailleurs dans le monde. Dans le reportage détaillé qui suit, notre correspondant à Montréal explore la séquence des événements qui ont conduit à ces développements, examine les programmes des différentes forces qui se disputent le contrôle et réfléchit à ce que nous pouvons faire dans une situation où l’extrême droite a pris l’initiative.
En guise de préambule à ce reportage, il est nécessaire d’aborder brièvement la question de savoir si les manifestations contre l’obligation vaccinale à Ottawa représentent un mouvement pour la “liberté”, comme le soulignent les participants.
Le 25 octobre 2021, des agents du service de police de la ville de New York ont participé à la fermeture du pont de Brooklyn - où ils ont notoirement mis au pied du mur et arrêté les manifestants d’Occupy presque exactement dix ans plus tôt - pour protester contre l’obligation vaccinale des employés municipaux. Alors que nous croyons passionnément que les gens doivent être libres de prendre leurs propres décisions médicales et de déterminer leur propre tolérance face au risque, la police a en réalité revendiqué le droit d’exposer les personnes qu’elle arrête à un risque médical encore plus grand. Il s’agit d’un cas particulièrement clair qui montre que le mouvement contre l’obligation vaccinale n’est pas nécessairement un mouvement contre le contrôle de l’État ou en faveur de l’autonomie médicale.
Un authentique mouvement pour la liberté et l’autonomie médicale s’opposerait à toutes les forces qui contraignent les travailleurs à s’exposer au COVID-19 contre leur gré - en d’autres termes, il serait explicitement anticapitaliste. De même, un tel mouvement soutiendrait les étudiant·es en grève désireu·ses de déterminer elleux-mêmes les risques qu’iels souhaitent prendre.
Lorsque les manifestant·es anti-obligation vaccinale soutiennent que les frontières devraient être étroitement surveillées par des contrôles de passeport, mais décrient les passes vaccinaux comme étant du “fascisme” - lorsqu’iels se plaignent que la police vérifie les cartes de vaccination, mais soutiennent la police qui arrête et emprisonne des gens par millions - lorsqu’iels s’opposent à ce que le gouvernement impose des limites à l’activité économique, mais pas aux vastes disparités économiques qui obligent les travailleurs et travailleuses à faire face à des risques potentiellement mortels simplement pour payer leur loyer - iels ne prennent pas position en faveur de la liberté, mais changent délibérément de sujet, délaissant la critique des incursions du pouvoir de l’État dans son ensemble au profit de quelques détails de sa politique. Cela fait partie du processus par lequel une fausse opposition de droite contribue à rediriger les impulsions rebelles vers des ersatz de mouvements qui renforcent finalement les institutions étatiques.
Il est possible qu’un mouvement consistant, s’opposant au contrôle de l’État et prônant l’autonomie en matière de santé puisse servir d’espace dans lequel ceux qui s’opposent aux passes vaccinaux pourraient traverser un processus de politisation. Mais pour que cela soit possible, ces mouvements devraient favoriser une analyse systémique du pouvoir, alors qu’ils sont ici de fait dominés par des éléments de droite qui veulent limiter les horizons politiques. Il faut donc, au minimum, s’opposer et déborder les éléments de droite de ces mouvements - ce qui fait l’objet du texte suivant.
Les peurs paranoïaques concernant la vaccination et les théories du complot relatives au COVID-19 se rapportent entièrement à la question de la perte d’autonomie. Elles projettent de manière allégorique (et déformée) l’expérience économique et sociale réelle sur les corps. De cette manière, elles expriment et refoulent l’expérience, tout comme le font les rêves et, plus généralement, le langage de l’inconscient : ce n’est pas, paraît-il, que le petit commerçant ou le petit homme d’affaires a été écrasé par les économies d’échelle des grands États, mais plutôt qu’il existe un plan pour contrôler son cerveau, ou son corps, ou ses capacités de reproduction.
Parce que l’inconscient anti-vaccin est, comme toute forme d’irrationalisme de masse, l’exact opposé de ce qu’il croit être - parce que, en d’autres termes, c’est un mode de pensée profondément conformiste -, il est aussi un terrain particulièrement fertile pour le développement de formes de racisme, parmi lesquelles les éléments antisémites et sinophobes sont prédominants.
Sans plus attendre, le reportage.
Une barricade sur Rideau street à Ottawa.
Ottawa n’est que le sommet de l’iceberg
Il y a quelques années, dans une ville européenne, j’ai fait une présentation sur la participation anarchiste au dit “printemps érable “ de 2012 - la grève étudiante au Québec et le mouvement social plus large qu’elle a déclenché, en me concentrant sur l’endroit où je vis, Montréal. J’ai souligné l’importance de plus d’une décennie d’activisme et de mobilisation contre la police dans notre ville, qui était en grande partie le résultat des initiatives des anarchistes au cours des années précédentes. Mon argument était qu’une grande partie du succès du mouvement étudiant de 2012 était la conséquence des efforts des anarchistes pour expliquer et démontrer les vertus des tactiques de confrontation et de l’hostilité sans compromis envers la police.
La première question, après mon exposé, était de savoir si les Montréalais·es parlent français ou non. Oui, iels le parlent, ai-je répondu. Les questions suivantes étaient toutes des variations sur le thème “Alors, c’est quoi cette histoire de Canada au fait ?”. Il a fallu quelques minutes aux gens pour comprendre que je n’étais pas venu là pour servir d’entrée wikipédia ambulante et parlante ; je voulais échanger des impressions sur la stratégie avec elleux sur une base internationale.
La tradition anarchiste a toujours été internationaliste. Nous voulons un monde sans frontières, sans les absurdités qui divisent et qui constituent la plupart des nationalismes à drapeau. Nous partageons un engagement intellectuel pour comprendre le monde au-delà de nos propres contextes géographiques et socioculturels limités, en prônant une conception globale et informée de la liberté totale pour tous. Beaucoup d’entre nous ont vécu dans d’autres pays ; nous avons des ami·es, de la famille et des relations dans le monde entier. Traverser les frontières est quelque chose que nous faisons. Nous avons toute·s été frappé·es par l’importance de mots écrits à l’origine dans des langues que nous ne parlons pas nous-mêmes, et qui reflètent des luttes qui ont eu lieu dans des contextes très différents du nôtre.
Les nationalistes d’aujourd’hui veulent leur propre internationalisme. À l’heure actuelle, le mouvement d’extrême droite mondialisé prend “les camionneurs du Canada” comme inspiration. Des appels ont été lancés pour imiter les événements d’Ottawa dans d’autres capitales, notamment Bruxelles, Washington DC et Canberra. Il est donc crucial que les gens de partout comprennent ce qui se passe ici au Canada.
Au cours des dernières années, l’activisme de droite et le populisme de la majorité blanche se sont répandus très largement grâce à des mèmes à grande vitesse. L’un des antécédents importants du moment actuel au Canada a été le mouvement des “gilets jaunes” en 2019, qui a été inspiré par (une vue idéologiquement réfractée d’ ) un soulèvement social décidément plus hétérogène en France. Le point culminant des actions des gilets jaunes canadiens a été le convoi de camionneurs “ United We Roll “ qui est arrivé à Ottawa le 19 février 2019. Il faut également dire - sans accepter l’idée ridicule que tout ceci n’est que de l ‘agitation extérieure - que le mouvement actuel doit une partie de son succès à d’importantes perfusions d’argent et de soutien de la part de la droite américaine.
Après l’arrivée du “convoi de la liberté” de 2022 à Ottawa le 28 janvier, il a fallu attendre plus d’une semaine avant de voir apparaître les premiers écrits anarchistes sur le sujet. Il a été difficile de trouver des informations crédibles, même pour moi qui ne suis qu’à deux heures de route. Je n’ai moi-même pas su ce qui se tramait jusqu’à ce que les médias commencent tardivement à rapporter qu’un convoi se dirigeait vers l’est ; il m’a fallu quelques jours de plus pour saisir l’importance de ce qui se passait.
Que vous connaissiez vos Louis Riels et vos René Levesques n’est pas essentiel pour comprendre ce qui se passe ici. Sur le plan économique, culturel et géopolitique, la société coloniale du Canada est une annexe de la société coloniale plus vaste des États-Unis. Pour l’instant, les États-Unis restent la superpuissance dominante du monde - bien que les choses soient de plus en plus polarisées là-bas, c’est le moins que l’on puisse dire. On a parlé de guerre civile en 2020 et l’avenir s’annonce tout aussi tendu.
Beaucoup ont fait valoir que “guerre civile” n’est pas le terme approprié pour ce que certains anticipent. “L’ effondrement “ est un terme alternatif qui gagne en popularité. Quel que soit le nom qu’on lui donne, il est certain que le terrain se déplace à mesure que les crises prolifèrent et que les systèmes essentiels atteignent leur point de rupture. Réfléchissons à ce que cela signifie pour nous.
Un muret entre la pelouse de la colline du Parlement et le large trottoir de la rue Wellington.
Chronologie
Pour comprendre cette situation, nous pouvons commencer par passer en revue les événements qui l’ont précédée.
2016-2021
Novembre 2016
Donald Trump remporte l’élection présidentielle américaine. Cela a des répercussions immédiates au Canada, enhardissant divers groupes qui s’opposent à l’“immigration de masse” et à l’islam - notamment La Meute (“The Wolfpack”) au Québec. Le 29 janvier 2017, six personnes sont tuées et cinq autres blessées dans un attentat commis par un loup solitaire contre une mosquée dans la banlieue de Québec.
Novembre 2018
Le mouvement des gilets jaunes débute en France, suscité par le rejet populaire d’une nouvelle taxe sur le carburant. Le mouvement est hétérogène dès le début, incluant une importante composante de droite-populiste, mais la race et l’immigration sont des préoccupations secondaires et tertiaires à côté du coût de la vie. Au-delà des frontières de la France, cependant, les militants de droite ouvrent la voie en s’appropriant l’iconographie du mouvement français. Cela se produit également au Canada.
Ironiquement, les “gilets jaunes” canadiens sont un phénomène majoritairement anglophone, avec plus de 100 000 membres dans le groupe Facebook. Fin janvier 2019, ils établissent une présence constante dans les rues de Hamilton, Edmonton et quelques autres villes, principalement sous la forme de rassemblements hebdomadaires allant d’une trentaine d’irréductibles à quelques centaines de temps en temps. Les préoccupations communes sont l’islam, l’immigration, la prétendue dictature de Justin Trudeau, la sécurité de la frontière et l’avenir de l’industrie pétrolière et gazière dans l’Ouest canadien, les participants et participantes réclamant de nouveaux pipelines axés sur l’exportation de l’Alberta vers toute côte envisageable.
Février 2019
Le convoi de camions “ United We Roll “ part de Red Deer, en Alberta, le 14 février et arrive à Ottawa le 19 février. Les manifestants partent dans l’après-midi du jour suivant. Ils n’étaient alors que quelques centaines, avec moins de 200 “semi-remorques, plateaux et camionnettes” selon les sympathisants. Néanmoins, ils bénéficient d’une couverture médiatique surdimensionnée par rapport à des manifestations nettement plus populaires à Ottawa.
Octobre 2019
Le Parti libéral de Justin Trudeau remporte le plus grand nombre de sièges lors des élections générales, mais il perd la majorité absolue, ce qui nécessite une alliance avec des petits partis. Les provinces de l’Alberta et de la Saskatchewan sont uniformément représentées par des parlementaires conservateurs. Cela suscite l’indignation de l’extrême droite et l’enregistrement d’un nouveau parti politique “Wexit Canada” (qui sera plus tard rebaptisé “Maverick Party”) qui vise à créer un État indépendant dans une partie ou la totalité de l’Ouest canadien.
Mars 2020
Les différentes composantes de l’État canadien commencent à mettre en œuvre des mesures d’urgence concernant la pandémie de COVID-19.
Avril 2021
Le Québec est la seule juridiction nord-américaine à avoir imposé un couvre-feu à sa population. Le 11 avril, après avoir été précédemment allongé de 90 minutes, le couvre-feu doit être rétabli à partir de 20 heures. Un appel circule sur Instagram, Snapchat et d’autres plateformes pour se montrer dans le Vieux-Port de Montréal afin de défier le couvre-feu. Les comptes associés à la sous-culture du graffiti sont les premiers à relayer l’appel, mais c’est Rebel News qui le reprend, un organisme d’agit-prop d’extrême droite canadien qui a des journalistes sur le terrain, notamment dans les quartiers juifs orthodoxes.
Cela ressemble à une fête de rue à laquelle participent quelques centaines de personnes, des feux d’artifice, des feux de poubelles, de la musique forte et un défilé sans masques (relativement sûrs, en plein air). La plupart des participants et participantes à l’événement sont vraisemblablement des résident·es de Montréal et de ses environs. Malgré les discours contraires des journalistes de Toronto, l’événement est multiracial, avec probablement une majorité de personnes de couleur. Les adolescents et les jeunes hommes sont représentés de manière disproportionnée parmi les participant·es.
On ne sait pas exactement quand commencent les actes de vandalisme et les incendies criminels les plus ostentatoires, mais vers 21 heures, la police anti-émeute intervient pour mettre fin à la fête, émettre des contraventions et procéder à des arrestations - bien qu’en fait, elle n’en fasse aucune. Les jours suivants, un certain nombre de personnes, en particulier les jeunes, tentent de défier le couvre-feu de manière collective ou individuelle. Une jeune fille explique qu’elle va continuer à défier le couvre-feu “tous les jours”.
Des personnes installent une barricade en feu dans le Vieux-Montréal le 11 avril 2021.
Septembre 2021
Trudeau remporte une nouvelle élection canadienne. L’équilibre des pouvoirs au Parlement ne change pas, mais il y se produit un développement alarmant : le Parti populaire du Canada (PPC) - le projet vaniteux du politicien conservateur mécontent Maxime Bernier (qui avait failli devenir chef du Parti conservateur en 2017) et, depuis sa fondation, l’option électorale la plus crédible pour l’extrême droite anti-immigration au Canada - multiplie par deux sa part du scrutin, sans toutefois gagner de sièges.
Le PPC, en effet, est devenu la force politique la plus médiatique à s’opposer aux confinements et aux obligations vaccinales. Certaines personnes achètent ce qu’ils vendent.
Décembre 2021
Alors que de nombreuses personnes pensent que la pandémie touche à sa fin, la vague Omicron commence.
Les prémices d’une idée de convoi vers Ottawa émergent, apparemment chez des personnes aux affiliations variées, anti-vaccins, nationalistes blanches et séparatistes occidentales, organisées sous le nom de “Canada Unity”.
2022
Le 15 janvier 2022
Entrée en vigueur d’un décret obligeant les travailleurs des transports qui traversent la frontière entre les États-Unis et le Canada à se faire vacciner.
22 janvier 2022
Le convoi part de Prince George, en Colombie-Britannique, en direction d’Ottawa. Il y aurait environ “1 200 camions et autres véhicules” au moment où le convoi atteint Winnipeg le 24 janvier, mais les chiffres réels sont difficiles à estimer. Des convois de solidarité partent ensuite du sud de l’Ontario et de la Nouvelle-Écosse. On rapporte qu’un ou deux convois pourraient aussi venir des États-Unis, mais cela ne se confirme pas.
28 janvier 2022
Les premiers camions arrivent à Ottawa. Dès le premier soir, la manifestation est extrêmement bruyante. Elle ne cessera de s’amplifier.
29 janvier 2022
Davantage de camions arrivent à Ottawa. Certains des participants harcèlent les personnes masquées et les travailleurs et travailleuses des services locaux, et profanent les monuments du centre-ville d’Ottawa. Le poste frontalier de Coutts, en Alberta, qui fait face à Sweetgrass, au Montana, est le théâtre d’un blocus. Il est toujours en place au moment où nous publions ce texte.
5 février
Une contre-manifestation à lieu à Vancouver. C’est la plus grande mobilisation contre un convoi de protestation à ce jour, surtout en dehors d’Ottawa. En réalité, elle n’est pas si importante. Les gens font de leur mieux pour bloquer le convoi dans la circulation. D’autres manifestations contre les convois ont lieu dans plusieurs villes du pays.
7 février
Un juge décide que les manifestants ne peuvent pas klaxonner pendant dix jours. Bien que les choses se calment un peu, les klaxons sont néanmoins nombreux. Des manifestants alignés bloquent le pont Ambassador entre Detroit et Windsor.
10 février
Les manifestants alignés établissent un autre blocus entre Emerson, au Manitoba, et Pembina, au Dakota du Nord. Il reste en place au moment où nous mettons sous presse.
12 février
D’autres rassemblements ont lieu dans le pays, attirant généralement des centaines de personnes, dont un à Montréal et un autre à Halifax. Les anarchistes participent à des contre-manifestations - avec des taux de participation plus faibles - à ces deux occasions. Un autre blocus est mis en place au poste frontière entre Vancouver et Seattle.
13 février
Après une opération de plus de 24 heures, la police dégage le blocus du pont Ambassador.
Pourquoi la situation à Ottawa a-t-elle duré si longtemps ?
Aucune des théories suivantes n’est entièrement satisfaisante, mais voici quelques-unes des explications possibles de la raison pour laquelle la police a permis à l’occupation de se poursuivre.
Théorie 1 : La police d’Ottawa est un instrument raciste de la loi coloniale et suprématiste blanche. La police d’Ottawa réagit différemment aux mouvements de protestation à prédominance blanche, de droite et nationaliste canadienne qu’aux autres mouvements de protestations. Certains policiers sont de mèche avec des fascistes politiquement ambitieux à l’intérieur et à l’extérieur du gouvernement.
Oui, c’est vrai. Mais c’est l’anarchie 101. Bien qu’il s’agisse d’un contexte important à retenir, en soi, il ne permet pas à lui seul d’expliquer la situation à Ottawa ou ailleurs.
Des enfants et des flics dans le centre-ville d’Ottawa.
Théorie 2. Les autorités craignent une explosion de violence chaotique et un bain de sang.
J’ai entendu beaucoup de commentaires sur cette théorie ces derniers jours. Depuis quand l’État se soucie-t-il que les gens soient blessés ? Avant le raid du 19 novembre sur Coyote Camp, il y a eu un battage médiatique sur la présence d’armes et de citoyens américains (“agents étrangers”) dans le camp. Dans ce cas, c’était la justification de l’État pour l’escalade. Bien sûr, le manifestant moyen du convoi a plus en commun avec la police que la cible habituelle de la violence policière (voir la théorie 1).
Il est possible que des armes lourdes soient accessibles à certains des manifestants, qu’elles soient stockées dans les camions eux-mêmes ou ailleurs. Il est clair qu’un grand nombre de participants ont reçu une formation policière ou militaire. Je serais surpris qu’il n’y ait pas quelques Américains impliqués. Il est vrai que les porte-parole des gouvernements insistent toujours sur le caractère extrême et dangereux d’un adversaire, que ce soit pour justifier la prudence ou l’agression, mais cela ne signifie pas qu’il n’y a pas une part de vérité dans ce cas. Il y a déjà eu des actes de violence, notamment des enfoncements de véhicules et des tentatives d’incendie.
En faisant preuve d’un cynisme approprié, je pense qu’il est raisonnable de dire que la plupart des politiciens et autres fonctionnaires calculent que leur carrière sera compromise si les décisions dont ils sont responsables provoquent quelque chose de mortel ou d’autrement scandaleux.
Théorie 3 : Le gouvernement Trudeau est incompétent, l’État a perdu sa capacité à gouverner, il y a des problèmes dans la “chaîne de commandement”.
Bien sûr, quelqu’un a dû faire une erreur. C’est toujours un pari gagnant. Les gens hésitent, les gens se renvoient la balle, les gens ne savent pas ce qui les attend ou ce qu’ils doivent faire. Comme dans la théorie 1, cependant, cela se produit systématiquement, donc cela n’explique pas tout.
Certains libéraux ont émis des hypothèses sur la facilité surprenante avec laquelle les manifestants ont occupé des zones de Parliament Hill. Ils ont peut-être supposé qu’il existait un système de sécurité de haute technologie pour des situations de ce genre, prêt à être déployé sur simple pression d’un bouton. La vérité est que, lorsque ces dispositifs ont été créés, le modèle de menace auquel ils étaient confrontés était la possibilité que quelques centaines d’hommes armés de fusils arrivent à pied depuis les États-Unis. Plus tard, la menace était la guerre nucléaire. Personne n’avait envisagé ce genre de situation – et c’est notamment ce mélange hybride de tactiques qui a rendu difficile pour les autorités de décider de la réaction à adopter.
Si vous écoutez certains conservateurs, vous entendrez dire que les muscles de l’État - en particulier l’armée - se sont atrophiés, et que ce problème remonte à plusieurs décennies. Face aux menaces extérieures, le Canada a toujours compté sur le “bouclier de sécurité” d’une autre puissance pour protéger son existence en tant qu’entité géopolitique autonome. Au début, cette autre puissance était la Grande-Bretagne, mais depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, ce sont les États-Unis. C’est un problème, étant donné que, historiquement et peut-être actuellement, les plus grandes menaces à la “souveraineté canadienne” ne proviennent pas de la Russie ou de la Chine, mais des États-Unis - parfois du gouvernement fédéral à Washington, parfois d’acteurs politiques non étatiques. À l’époque, c’était la Loge des chasseurs et la Fraternité des Fenians. Peut-être est-ce aujourd’hui les Trumpistes et les QAnons ?
La seule erreur évidente de la part de la police et du gouvernement a été de permettre au convoi d’entrer à Ottawa. En février 2019, la dernière fois qu’un convoi de camions de droite a roulé dans la ville, tout était terminé en moins de 48 heures sans trop d’histoires. Peut-être que cela a donné aux autorités un faux sentiment de sécurité, ou peut-être que nous devons revenir à la théorie 1 - que les flics sont de mèche avec les fascistes.
Théorie 4 : Des gens très puissants souhaitent que cela se produise.
Une théorie du complot circule selon laquelle les libéraux au pouvoir veulent que la situation à Ottawa et les blocus frontaliers se poursuivent parce que certains politiciens conservateurs soutiennent le mouvement. La logique est que cela fournira des arguments que les libéraux pourront utiliser pour battre les conservateurs lors de nombreuses élections à venir.
Une autre théorie veut que cela se produise à la demande des “intérêts des entreprises”, en particulier celles liées à l’industrie pétrolière et gazière. Les sceptiques des vaccins sont aussi des climato-sceptiques, et les occupants d’Ottawa ont fait beaucoup de déclarations alarmistes au sujet de futurs “confinements climatiques”. Si nous devons croire Smedley Butler, qui s’est autoproclamé “gangster du capitalisme”, à propos du complot des entreprises, je ne doute pas que les entreprises feront tout ce qu’elles peuvent pour obtenir des conditions qui leur permettront de continuer à maximiser leurs profits pour toujours. Dans le système actuel, il n’y a probablement plus de voie électorale vers un parlement canadien en exercice qui fournirait les conditions idéales pour le pétro-capitalisme (c.-à-d., pas de taxe sur le carbone, des approches encore plus sévères à l’égard des camps et des activités anti-développement, et ainsi de suite). Cette situation résulterait d’une expérimentation d’une nouvelle approche par les pétro-capitalistes.
En définitive, tenter d’expliquer cette situation s’apparente à la tentative des sociologues d’expliquer le soulèvement de mai 1968 en France. En elles-mêmes, nos théories ne changeront pas ce qui se passe. La question est de savoir ce que nous devons faire face à cette situation.
Par ailleurs, nous ne devrions probablement pas appeler ces gens “camionneurs”.
L’“industrie du transport” est menacée depuis longtemps déjà. À un moment donné, on présume que l’automatisation - c’est-à-dire les véhicules à conduite autonome et les drones de livraison - deviendra le nouveau moyen de livrer des marchandises d’un endroit à l’autre. Cela réduira considérablement le besoin de travailleurs humains qui conduisent de gros camions, voire l’éliminera complètement. “Le camionneur” pourrait être la métaphore appropriée d’un problème auquel est confronté un large segment de la classe ouvrière dans son ensemble.
Au Canada, comme beaucoup l’ont fait remarquer, la grande majorité des camionneurs sont déjà vaccinés. Environ une personne sur cinq employée dans l’industrie est originaire d’Asie du Sud, et il y en a encore plus qui ne sont pas blancs et/ou qui viennent d’autres pays. Le convoi, l’occupation et les blocages et rassemblements apparentés ne sont pas du tout représentatifs des “camionneurs”. Certes, il y a des camionneurs impliqués, mais parlons-nous de personnes qui travaillent dur et qui ont été licenciées à cause de leur statut vaccinal ? Ou de ceux qui possèdent des entreprises de transport routier - des capitalistes disposant de flottes de gros camions et de temps libre ? Quoi qu’il en soit, je pense qu’il est assez clair que la plupart des participants à cet événement ont historiquement gagné leur vie autrement que par le transport routier. C’est particulièrement vrai pour la foule qui s’est rassemblée les samedis et dimanches.
Les occupants endurcis d’Ottawa, composent désormais une foule hétéroclite. Certaines de ces personnes sont des membres des rassemblements Rainbows - ou de jeunes gens de la région, perpétuellement défoncés,en passe de devenir des membres de Rainbows, si seulement les circonstances leur en donnaient l’occasion. Certains d’entre eux sont probablement des personnes dont les possibilités de logement jusque-là n’étaient pas très désirables, et qui ont les qualités requises pour s’intégrer parmi les gens du convoi ; ils ne sont peut-être pas du tout “politiques”, mais simplement heureux d’aider comme ils le peuvent, parmi des gens qui ne leur ont pas (encore) donné une mauvaise impression. Il me semble évident, cependant, que la caractéristique la plus commune de la plupart des occupants est qu’ils étaient impliqués dans l’activisme de droite d’une quelconque manière avant 2022. À tout le moins, leurs lignes politiques sont généralement proches de certains des mouvements populistes de droite au Canada, qu’il s’agisse de La Meute, du PPC de Maxime Bernier ou des gilets jaunes canadiens.
La semaine dernière, l’émission de radio et le podcast anarchistes From Embers a interviewé un anarchiste syndiqué employé dans l’industrie du transport, qui a parlé avec un certain discernement de l’aspect “travail” de cette problématique - tel qu’il est - et du degré d’adhésion réel des “camionneurs” en tant que classe. L’interviewé a notamment mentionné le Naujawan Support Network, une initiative née en partie des efforts locaux pour soutenir les protestations des agriculteurs en Inde, mais axée sur les problèmes locaux, notamment le vol des salaires par les employeurs des camionneurs de la région de Peel, un centre logistique majeur de la région du Grand Toronto et du Canada dans son ensemble.
Le Réseau de Soutien à Naujawan
Ne vous méprenez pas : je ne pense pas que les travailleurs exploités dont les médias d’État ne parlent que maintenant soient les “ vrais “ camionneurs, pas plus que ceux d’Ottawa. Quiconque a fait beaucoup d’auto-stop sur ce continent sait que la plupart des camionneurs passent beaucoup de temps seuls à écouter des émissions de radio - ou, de nos jours, des podcasts et des livestreams - qui amplifient certaines idées assez folles. L’administration Biden a bel et bien imposé un vaccin aux camionneurs entrant aux États-Unis. Cependant si l’on garde à l’esprit que certains camionneurs sont des chefs d’entreprise, et non des travailleurs, je pense que les choses pourraient se présenter différemment si l’organisation du convoi américain réussit.
Au delà d’Ottawa : Le Mouvement dans les Rues
Bien qu’il y ait eu de nombreuses autres manifestations à Montréal contre les couvre-feux, les confinements, les passes vaccinales et autres, le 12 février était la première manifestation liée aux convois dans la ville. Il a été immédiatement évident que la plupart des personnes présentes étaient des gens “ normaux “. C’est alarmant, car à en juger par les pancartes qu’ils portaient, les gens “normaux” sont capables de croire des choses que je considère absurdes ou inadmissibles. Mais bien sûr, je ne suis pas une personne “normale”.
Dans “Un pari sur l’avenir”, Josep Gardeneyes écrit :
“Il est parfaitement logique de parler de “personnes normales” en référence à une catégorie dont nous sommes exclus. La personne normale est la personne normalisée, celle qui suit les normes de la société. Être anarchiste n’est pas normal.”
Gardeneyes faisait référence à la “société” comme si elle était toujours une seule et même chose. Mais aujourd’hui, des sociétés parallèles émergent le long de lignes de fracture déterminées, au moins en partie, par la vie dans des bulles d’information antagonistes. Dans cette situation, nous pouvons parler des normes que les personnes normalisées ont héritées de la société précédente, ainsi que des nouvelles normes qui sont en train de naître.
Une chose qui était normale, qui était largement acceptée - en théorie, si ce n’est toujours en pratique - était l’idée que dans une société démocratique, lorsque vous êtes en colère contre une politique gouvernementale, vous défilez, pacifiquement, avec des drapeaux et des pancartes ; vous scandez et chantez ; vous devenez quelque chose qu’“ils ne peuvent pas ignorer”, pour paraphraser un vieux slogan de 2012 - mais vous vous arrêtiez là. Bien que Gandhi, Martin Luther King Jr. et d’autres comme eux aient été confrontés à l’opposition à chaque étape du chemin, il y a maintenant un consensus sur le fait qu’ils étaient de bonnes personnes, et le souvenir simpliste et blanchi de figures comme celles-ci fournit un modèle pour ce que l’on “devrait” faire dans une situation comme celle-ci, lorsque tout le monde est en colère contre l’état général des choses.
Si l’on considère qu’au moins un sondage suggère qu’un tiers des Canadiens interrogés avaient le sentiment d’avoir “beaucoup en commun” avec les objectifs du convoi lorsqu’il est arrivé à Ottawa, il est impératif de comprendre que beaucoup de ceux qui se montrent à ces actions n’ont pas encore d’identité politique fixe. Ils sont moins instruits politiquement, moins ancrés politiquement que nous, et donc moins susceptibles de reconnaître les signes révélateurs d’une politique ouvertement raciste, chauvine et autrement contestable chez leurs compagnons de marche, mais aussi moins susceptibles de comprendre nos arguments ou d’être touchés par eux.
Nous devons identifier les opportunités que ces événements pourraient ouvrir, plutôt que de simplement chercher une nouvelle confirmation que nous sommes tous condamnés ou que tous les autres membres de notre société ont perdu la tête. Le terrain politique lui-même est en train de changer. Je ne pense pas que “la gauche” soit capable d’arrêter ce changement simplement en se montrant et en s’opposant aux personnes de droite qui se considèrent comme opposées à l’ordre actuel. Certaines des personnes qui appellent à cette approche sont mes amis, et je partage leurs préoccupations, mais je pense que c’est une recette vouée à l’échec. Nous devons penser plus grand.
Lorsque nous ne faisons que réagir, nous nous épuisons sans jamais fixer l’ordre du jour. Pire encore, nous permettons à l’extrême-droite de nous dépeindre comme des supporters de l’ordre libéral au pouvoir, dépourvus de tout programme véritablement transformateur qui nous soit propre. Nous devons ouvrir de nouveaux possibles dans cette situation.
En avril-mai 2020, lorsque l’extrême droite organisait des manifestations armées devant des bâtiments gouvernementaux aux États-Unis, les anarchistes ne sont pas allés défendre les mairies. Les anarchistes et beaucoup d’autres personnes qui détestent la police ont agi sur un autre front, en réponse aux meurtres de George Floyd, Breonna Taylor et d’autres Noirs, et ont ainsi changé tout le paysage du débat. En fait, en raison de leurs brèves frictions avec la police qui défendait ces bâtiments gouvernementaux, l’extrême droite a mis des semaines à réagir au soulèvement de mai 2020, au cours duquel le soulèvement a gagné énormément de terrain et a temporairement éclipsé tout leur agenda aux yeux du public. En bref, les anarchistes n’ont pas été réactifs, mais proactifs, et cela a payé.
Face à des évolutions historiques massives, la tendance à réagir à tout ce que font nos adversaires et la tendance à “continuer à faire la même chose qu’avant” sont deux voies sans issue. Lorsque les choses changent, c’est l’occasion de réévaluer ce que nous faisions, de rechercher de nouvelles opportunités et de tenter de nouvelles expériences à la lumière des conditions nouvelles.
Voici quelques notes à cet effet.
Obstacles et dangers
1. Il s’agit d’un mouvement réactionnaire.
En 2015, des ami·es de l’organisation anarchiste ontarienne Common Cause (qui n’existe plus depuis) ont écrit que “les idées réactionnaires [souligné dans l’original], définies au sens large, sont des croyances politiques qui se développent en réponse au changement social et qui cherchent à inverser ledit changement - généralement sous la forme d’un retour à un certain passé idéalisé.” En utilisant cette définition, je pense qu’il est assez clair que ces idées sont ce qui motive la mobilisation de masse du convoi vers Ottawa et les choses qui se produisent ailleurs. La pandémie a entraîné un profond changement social, et beaucoup de gens ont eu peur et ont été en colère face à ce changement pendant tout ce temps. À ce stade, maintenant que la promesse que nous pourrions simplement nous vacciner pour revenir à la normale a échoué, de nombreuses personnes relativement progressistes ou au moins réfléchies veulent “un retour à un passé idéalisé”. Ce ne sont pas seulement des gens qui pensent que tout ceci est un complot chinois depuis début.
Common Cause a fait valoir que “les tendances réactionnaires […] sont des idées réactionnaires, des forums publics, des petits groupes organisés et d’autres éléments qui n’ont pas encore fusionné en un mouvement réactionnaire à grande échelle.” En 2022, cependant, il est clair qu’il s’agit bien d’un mouvement.
Certaines personnes dans le mouvement sont particulièrement dangereuses. Par conséquent, certain·es anarchistes et autres radicaux redoublent d’arguments pour que nous nous opposions et attaquions uniformément toutes les personnes impliquées. Il y a eu beaucoup de débats à ce sujet récemment, principalement du type “Je me fiche de savoir si vous êtes une personne de couleur, si vous avez perdu votre emploi, si vous avez perdu votre petite entreprise, si vous êtes juste un sans-abri qui cherche un repas, etc… si vous marchez à côté de nazis et que vous ne frappez pas les nazis, alors vous êtes un nazi et vous devriez être frappé aussi”. Je paraphrase, évidemment, mais c’est la position réelle exprimée par certaines personnes des scènes radicales de ma ville. Quelqu’un a dit “Alors qui est le David Rovics canadien ?” à propos d’un compte-rendu d’une manifestation à Ottawa, même si l’article (et un commentaire ultérieur) s’oppose fermement à l’idée qu’il y ait “quelque chose de bon” à trouver dans les “mouvements organisés par les fascistes”.
Pour ma part, je n’ai aucune idée de ce qu’un·e anarchiste pourrait tirer de sa participation à l’occupation d’Ottawa en tant qu’acteur de bonne foi. J’ai été scandalisé d’entendre que quelqu’un - dans un milieu très différent du mien - se soit rendu à Ottawa avec une “ pancarte anarcha-féministe “ et se soit amusé avec les manifestant·es. De mon point de vue, cette personne ne faisait que fournir une couverture rhétorique à un mouvement profondément réactionnaire : “Regardez, nous sommes le peuple. Nous avons même quelques (gentils) anarchistes impliqués.”
2. Ce mouvement est dirigé et promu par des fascistes, des autoritaires et d’autres ennemis de tous ceux qui valorisent réellement la liberté et la solidarité.
Je sais que les gens aiment discuter de la signification de ces termes - eh bien, moi aussi. Mais au moins une de ces désignations est applicable dans les cas de Pat King (qui a été impliqué très tôt, et qui est préoccupé par le “remplacement” des blancs et déteste les immigrants et les gays), Jason LaFace (passé dans le groupe fasciste Soldiers of Odin, organisateur du contingent ontarien du convoi), Rambo Gauthier (issu du groupe La Meute, organisateur du convoi moins réussi vers le centre-ville de Québec), et Donald Trump (qui a manifesté son soutien politiquement important au mouvement avant même que de nombreux Canadiens en aient entendu parler, et qui a participé à une tentative de coup d’État l’année dernière).
Ce n’est pas parce que ces gens-là déclenchent certaines choses qu’ils contrôlent le mouvement, et encore moins qu’ils le possèdent. Ils sont probablement destinés à se battre entre eux pour les restes du mouvement à un moment donné dans le futur. Il y a actuellement une campagne pour se dissocier de quelques personnes qui, semble-t-il, ont mis le feu à quelques objets dans le hall d’un immeuble d’habitation où certains résidents s’étaient apparemment battus avec des manifestants associés au convoi auparavant. Bien que l’affirmation selon laquelle les incendiaires présumés n’avaient “rien à voir” avec la manifestation de droite semble peu probable, il est également probable que cette initiative n’a rien à voir avec une quelconque stratégie de la hiérarchie. Les groupes de personnes qui se connaissaient déjà - ou qui ont appris à se connaître désormais “sur le terrain” à Ottawa - ont leur propre programme, leur propre façon de faire les choses, et à un moment donné, beaucoup d’entre eux vont soupçonner que certains des dirigeants de premier plan qu’ils pensaient être de leur côté sont prêts à les trahir.
3. Cela entraîne un backlash libéral.
Les événements qui se sont déroulés à Ottawa et à divers endroits le long de la frontière canado-américaine préparent le terrain pour un retour de bâton libéral, pro-police et pro-civilité qui nous touchera également. À un moment donné, l’occupation prendra fin. Cela peut se produire après une effusion de sang, ou la perte de l’accès à des fonds, ou des arrestations ciblées, ou les actions des gens d’Ottawa eux-mêmes qui sont malades et fatigués de voir le “Flu Trucks Klan” [le Klan des Camionneurs Grippés] camper dans leur ville. Mais après cela, il sera peut-être plus difficile pour nous aussi d’agir.
Je connaissais des punks qui vivaient dans le Centretown à Ottawa, à l’époque où c’était encore relativement abordable. Si les choses s’étaient passées différemment dans ma vie, j’aurais peut-être déménagé là-bas aussi. Même en supposant que ma rue soit relativement calme, j’imagine que je serais un peu hostile vis-à-vis des coups de klaxon soutenus et des gens qui scandent “FREEEE-DOM !” chaque fois que je dois aller au centre-ville. Je soupçonne également que si j’étais seul, je ne me sentirais probablement pas très en sécurité pour riposter. Ce sentiment d’impuissance me mettrait encore plus en colère.
Je suis anarchiste, donc je gérerais ces sentiments comme le ferait un anarchiste, mais ce ne serait pas le cas de tout le monde. Ne dormant pas parce que le Honkening [Klaxonnage] les gardé éveillés, d’autres pourraient aller sur Twitter et inventer un nouveau mot comme “Honkening” ; ils pourraient dire “Je veux voir le même genre de force qui est appliqué contre les manifestants Wet’suweten appliqué contre ces manifestants” ; ils pourraient commencer à parler à leurs amis, voisins et “alliés” (par exemple, les maoïstes du parti envoyés à la dernière minute, ou les trotskystes des universités locales) en cherchant des solutions plus directes au problème. En tant que résident du centre-ville bruyant de Montréal, je suis sensible à la position anti-bruit.
Je déteste Ottawa autant que n’importe qui d’autre, je suppose, ce qui veut dire beaucoup. Mais la capitale nationale ne se résume pas aux bureaucrates, aux politiciens et aux autres personnes ayant un emploi pépère, même si c’est le stéréotype. Ottawa a toujours eu une classe ouvrière, et c’est encore le cas. Compte tenu des positions politique des occupants, mes sympathies vont aux “personnes touchées” par l’occupation.
twitter.com/EmmaJackson57/status/1493053046636494849
D’après les récits que j’ai entendus, il semble que certain·es anarchistes participent aux contre-manifestations d’opposition à l’occupation. Mais s’iels essaient d’affirmer des idées et des priorités anarchistes en le faisant, ce n’est pas visible de loin. Le courant dominant dans les contre-manifestations est le NIMBYist des colons, pas les positions révolutionnaires anti-colonial. Il est difficile d’imaginer comment cela pourrait changer.
Il me semble qu’il serait plus productif de nous démarquer également des NIMBYistes, car leur mouvement est également réactionnaire selon la définition de Common Cause. Eux aussi veulent revenir à la situation d’avant. Des choses comme celle-ci - dans les termes histrioniques que certains utilisent, “l’insurrection”, “ le siège d’Ottawa “ - ne sont pas censées se produire ici. Faites-les partir ! Si la police ne veut pas faire respecter la paix et la tranquillité, les citoyens doivent prendre le relais de la police ! Le rôle de l’anarchiste dans ce cas n’est pas de se présenter aux manifestations avec de meilleures pancartes que les amoureux des flics. C’est de créer un “troisième front” qui n’est ni pro-police ni pro-occupation, un front enraciné dans les préoccupations des habitant·es qui sont diversement pro-révolutionnaires (contre l’État canadien), anti-coloniaux (pour la souveraineté indigène) et contre la police.
Une chose que ce troisième front pourrait faire serait d’organiser des initiatives d’entraide. De nombreuses initiatives spontanées ont déjà vu le jour au centre-ville d’Ottawa au cours des dernières semaines, en réponse à des besoins réels ou présumés. Les anarchistes devraient être là, construisant une “contre-civilité” qui est polie mais n’a aucune patience pour les conneries étatistes. Le but est de s’assurer que les habitant·es qui sont en colère maintenant aient des “loyautés diversifiées” plus tard, ce qui serait bien mieux que des loyautés solides comme le roc envers le Parti libéral ou le chef de la police locale.
Si les contre-manifestations prennent de l’ampleur, nous devons affirmer que la police n’est pas une solution au problème des indésirables qui perturbent nos communautés - elle en est une autre manifestation. Si l’occupation a duré si longtemps en raison de la complicité de la police, il ne s’agit pas d’une aberration par rapport à ce que la police est “censée” faire - c’est conforme à la façon dont la police se comporte en permanence. Aux États-Unis, des policiers ont également participé à la prise d’assaut du Capitole le 6 janvier, mais les démocrates ont ensuite pu utiliser toute cette débâcle pour réhabiliter leur image. Nous ne devrions pas leur laisser la possibilité de faire de même ici.
De plus, si la police fait effectivement partie du problème, alors ceux qui critiquent aujourd’hui la soi-disant “insurrection” devront eux-mêmes apprendre ce qui est précieux dans les tactiques perturbatrices.
Lorsque ce petit chapitre de l’histoire canadienne arrivera à son terme, nous ne voulons pas que la police ou les libéraux puissent utiliser les événements d’Ottawa pour justifier l’exercice d’une plus grande pression sur nous lorsque nous nous engagerons nous-mêmes dans des activités de protestation. Il est certain que toute la légitimité qu’ils acquièrent grâce à ces événements, ils l’utiliseront contre nous.
4. Cela ressemble à un nouvelle étape vers la guerre civile aux États-Unis.
Si c’est un pas vers la guerre civile, personnellement, je ne m’en réjouis pas.
Je ne pense pas que cela se produira demain, mais la guerre civile - ou pire, un coup d’État autoritaire sans opposition - est devenue envisageable. La plupart des crises qui ont touché les États-Unis ces dernières années, de la crise des subprimes aux vagues d’émeutes, n’ont touché le Canada que de manière superficielle. Une guerre civile serait un coup dur existentiellement.
L’occupation d’Ottawa a fourni un nouveau modèle d’action politique qui semble fonctionner. Nous avons entendu parler d’une action imitative à Washington, DC, le 4 mars. Je serai attentif à ce qui se passera. Mon sentiment est que nous devons être préparés aux pires conséquences. Parfois, le paradigme change très vite.
Le soleil se couchant sur l’occupation à Ottawa.
Opportunités
1. D’autres personnes peuvent aussi occuper et créer des zones où les gens peuvent satisfaire leurs besoins sans argent.
Dans une certaine mesure, à certains endroits, cela s’est déjà produit.
À Montréal, le terrain vague dans l’Est de la ville en est un exemple. Les anarchistes et beaucoup d’autres personnes - des gauchistes du quartier qui ne sont pas anarchistes, des gens qui n’ont pas un accès régulier ou fiable à un bon logement, des raveurs, des tagueurs, des promeneurs de chiens - utilisent cet espace depuis des années, mais à partir du début de la pandémie, il y a eu un nouvel investissement d’énergie (parmi les gens que je connais, du moins) pour résister au réaménagement du secteur prévu depuis longtemps. (Les efforts de réaménagement de la zone comprennent l’expansion du port voisin, la “rationalisation” du tracé des routes, l’amélioration de l’accès par autoroute à la zone, avec à l’avenir quelques promesses de morceaux de parcs accueillants pour les familles et esthétiquement agréables). Cette lutte et les façons dont les gens ont utilisé l’endroit récemment comportent de nombreuses facettes, mais elle a fourni un espace qui manquait dans le contexte des inquiétudes entourant le COVID-19. C’était un lieu de socialisation, où la norme était probablement un peu imprudente du point de vue du COVID, mais où les personnes ayant une attitude moins désinvolte pouvaient quand même traîner et peut-être même boire une bière.
Je ne veux offenser personne, mais le terrain vague, ça craint. Il n’y a pas de nourriture gratuite. C’est aussi très loin de tout. Il est possible de se perdre ou de trébucher sur des choses. La météo a un impact important sur le confort de l’endroit. La situation est très différente de ce que nous avons vu à Ottawa, où l’argent a coulé à flots et a permis un développement important de l’infrastructure. Il y a des bâtiments autour, il y a des cabines de camion, ils ont même apparemment des saunas maintenant.
Beaucoup d’autres personnes ont créé des espaces ailleurs dans Montréal. Il y a eu des soirées dansantes secrètes Black Lives Matter sur la montagne ; il y a eu des foules de personnes encourageant l’équipe de hockey locale, tirant des feux d’artifice dans les rues, retournant des voitures de police, etc. La plupart de ces événements n’avaient pas de but antagoniste ou même d’intention “politique” d’aucune sorte, et bien qu’il y ait une partie des anars qui peuvent aimer cela - foutre la merde pour le plaisir a son charme - je pense que la portée de ces événements est limitée. Bien sûr, ce serait bien si la police se retirait suffisamment longtemps pour que nous puissions voir comment les choses pourraient évoluer sans elle. Mais qu’en serait-il si les personnes qui se sont manifestées sur le Vieux-Port le 11 avril de l’année dernière avaient pu tenir bon dans l’un des quartiers les plus chics de la ville, un endroit principalement réservé aux touristes ? Où cela aurait-il pu aller après trois semaines ?
Il ne s’agit que de ce qui aurait pu se passer, bien sûr. Nous connaissons la raison pour laquelle le 11 avril ne s’est pas poursuivi : la police n’aurait jamais toléré une occupation de cette nature à cet endroit. Mais à l’heure actuelle, alors que la logistique policière est mise à rude épreuve sur l’ensemble du territoire canadien - dans certaines régions plus que d’autres, bien sûr - il serait peut-être plus facile de choisir un site et de tenir bon. En agissant ainsi, nous pourrions contribuer, dans une faible mesure, à l’éclatement de la logistique de la police, ce qui est sans doute une bonne chose.
Aux libéraux qui soutiennent que nous avons besoin de la police pour nous protéger du genre de personnes qui se sont rassemblées à Ottawa, nous pouvons répondre que la police a fait très peu pour protéger les travailleurs ordinaires à Ottawa, même sans que nous ne perturbions le moins du monde leur logistique. D’après ce que nous voyons à Ottawa, la meilleure façon d’assurer la sécurité collective sera de développer nos propres réseaux, espaces et expériences collectives, plutôt que de dépendre de la police, qui de toute façon se concentre surtout sur l’expulsion des gens et le maintien des pauvres dans la faim.
En parlant de cela, l’été dernier, les parcs publics du centre-ville de Halifax, Montréal, Toronto, Vancouver et d’autres villes ont accueilli des campements de personnes qui n’ont pas assez d’argent pour vivre dans une maison ou un appartement. Partout, les gouvernements municipaux (y compris ceux des administrations ostensiblement “ progressistes “, comme le gouvernement de Valérie Plante ici à Montréal) ont démantelé ces campements, proposant aux gens (nos “ concitoyens canadiens “, si vous préférez) de vivre dans des abris hautement surveillés et gérés de manière invasive, souvent loin des ressources dont ils dépendent et qui étaient bien plus accessibles depuis ces parcs. Si l’occupation des parcs publics de cette façon représente une “nuisance” pour les gens, alors pourquoi ne pas occuper les bâtiments à la place ? Pour ceux qui ont participé aux efforts énergiques mais infructueux pour défendre les campements au stade Lamport de Toronto ou devant l’ancienne bibliothèque de Halifax l’été dernier, le moment est peut-être venu de lancer quelque chose d’aussi ambitieux. Peut-être sera-t-il possible de rendre la dernière étape de l’hiver canadien plus tolérable pour les personnes qui dorment actuellement dans la rue.
2. Ce pourrait être un bon moment pour se mobiliser contre la frontière elle-même.
S’il y a une contradiction dans les protestations à Ottawa, c’est que les gens de droite aiment les frontières, la police et le pouvoir de l’État, mais ils protestent ostensiblement contre la gestion actuelle de la frontière, de la police et du pouvoir de l’État. Cela pourrait être une ligne de faille le long de laquelle nous pourrions forcer une rupture entre les personnes qui sont là par un désir inconscient de se rebeller et celles qui sont là par un désir cynique de faire avancer un projet fasciste et étatiste. Le fait que les manifestants opposées à l’obligation vaccinale de droite considèrent les passes vaccinaux comme du “fascisme”, mais qu’ils veulent aussi établir plus de contrôles aux frontières - pour rendre plus difficile l’obtention de n’importe quel type de passeport - devrait représenter une zone de vulnérabilité pour eux.
En France, les anarchistes ont utilisé la tactique de la destruction de biens pour se faire une place dans le mouvement des Gilets Jaunes : une grande partie de l’extrême droite ne voulait pas être associée à la destruction de biens, alors que de nombreuses personnes en colère qui se sont impliquées dans le mouvement étaient à l’aise avec cette tactique. Peut-être que le fait de s’opposer à la frontière elle-même pourrait avoir un impact similaire ici ? Au minimum, cela obligerait les participants d’extrême droite qui prétendent vouloir la liberté à montrer qu’ils soutiennent en réalité les frontières, la police, le contrôle de l’État et l’oppression.
Cela me concerne personnellement. Je déteste la frontière entre les États-Unis et le Canada. Tous les anarchistes qui doivent y faire face la détestent. Bien que les citoyens à double nationalité aient la vie plus facile que la plupart, même eux peuvent être interrogés pendant des heures chaque fois qu’ils traversent. Les anarchistes qui n’ont qu’un seul des passeports concernés ont beaucoup de mal à passer à un “point d’entrée officiel” s’ils ont un casier judiciaire identifiable.
J’ai atteint ma majorité après le 11 septembre 2001. La frontière canado-américaine a toujours été un défi - rien à voir avec les frontières intracommunautaires que j’ai connues de l’espace Schengen, qui sont pour la plupart imperceptibles. Autrefois, on pouvait la traverser sans passeport ; un permis de conduire d’un pays ou de l’autre suffisait. Il est certain que beaucoup de personnes se sont vu refuser l’entrée dans les années 1990 et avant, mais la frontière était longue et pas particulièrement bien défendue. Après les attentats contre le World Trade Center et le Pentagone, les choses se sont considérablement compliquées, principalement du fait de nouvelles politiques du côté américain. Depuis le 1er juin 2009, les citoyens canadiens ont besoin d’un passeport pour entrer aux États-Unis, avec la possibilité d’obtenir une carte d’identité spéciale un peu moins chère appelée carte Nexus.
Aujourd’hui, il y a plus de caméras et de détecteurs de mouvements le long de la frontière qu’auparavant, et les conséquences d’une prise en flagrant délit sont sévères. Mais s’il était plus facile de passer d’un pays à l’autre, j’irais probablement plus souvent, et ma vie en serait peut-être plus riche.
L’occupation à Ottawa et le mouvement dans son ensemble ont toujours été largement opposés à tous les obligations et aux mesures visant à atténuer la pandémie, quels qu’elles soient. Ce qui est nouveau dans la mobilisation actuelle, par rapport aux énormes manifestations contre le confinement qui ont eu lieu à Montréal, Toronto et dans d’autres villes, c’est qu’il s’agit depuis le début de la liberté de mouvement à travers la frontière. La justification de tout cela était l’obligation vaccinale imposée aux camionneurs traversant le Canada en provenance des États-Unis : “Les travailleurs non vaccinés qui travaillaient régulièrement sur les itinéraires de passage de la frontière ont perdu leur emploi !”.
L’arrivée du convoi à Ottawa a coïncidé avec l’établissement d’un blocus du côté canadien de la frontière entre Coutts, en Alberta, et Sweetgrass, dans le Montana. Ce blocus a été suivi par celui d’un autre poste frontalier des Prairies, au Manitoba, puis par celui du pont Ambassador reliant Windsor, en Ontario, à Détroit, qui est le plus important corridor commercial en termes de volume sur toute la frontière. Il est question d’un autre blocus potentiel au poste de Fort Erie-Buffalo, peut-être avec des alliés américains du côté américain. Un nouveau blocus vient d’apparaître à Douglas, en Colombie-Britannique.
Si les choses continuent à évoluer dans cette direction, nous pourrions bien assister à une véritable défiance à l’égard de la frontière elle-même, c’est-à-dire à des franchissements irréguliers de la frontière. Il me semble que si nous devons intervenir dans le mouvement des convois, les meilleures opportunités ne sont pas à Ottawa, mais le long de la frontière, avec l’intention de pousser à sa négation effective. Étant donné que nous trouvons méprisables ceux qui mènent les autres perturbations frontalières, il pourrait nous être utile d’organiser nos propres blocages, avec nos propres messages, peut-être avec nos propres alliés de l’autre côté. Peut-être que, dans la confusion générale, nos efforts pourraient s’épanouir en espaces qui valent la peine d’être visités pour leurs propres mérites, comme de nombreux autres sites d’occupation contre-logistiques. Peut-être cela contribuera-t-il à élargissement du chaos général. J’aimerais penser que nous pourrions faire cause commune avec certaines des personnes qui vivent dans les communautés frontalières et qui détestent aussi la frontière.
Il n’y a jamais eu auparavant de bonne opportunité pour s’organiser contre les frontières au Canada. Nous ne pourrons peut-être pas persuader tout le monde qu’un monde sans frontières serait meilleur, mais nous pourrions au moins forcer plus de gens à se demander si la frontière canado-américaine leur est réellement favorable ou les protège. Il s’agit d’une question qui pourrait diviser les camps conservateur et libéral, en bouleversant la fausse dichotomie qu’ils ont établie.
Pour l’instant, ce ne sont que des paroles, et ce serait un défi majeur. Mais ce pourrait être une occasion manqué significative que d’assister à la première manifestation populaire contre la frontière sans y amener les questions que nous voulons poser.