La première phase du mouvement antiguerre en Russie touche à sa fin, réprimée par la force. Dans ce dossier, nous abordons les enjeux de ces contestations, partageons les réflexions d’anarchistes russes sur les raisons pour lesquelles elles se sont heurtées à un mur, et présentons les traductions de quatre articles de groupes anarchistes et féministes russes qui explicitent leur opposition à la guerre, les défis qu’iels ont rencontrés et leur intention de continuer à aller de l’avant.
Pourquoi le mouvement antiguerre russe reste notre plus grand espoir
L’invasion de l’Ukraine n’aurait jamais été possible si le régime de Poutine n’avait pas passé les dix dernières années à écraser le moindre mouvement social en Russie – notamment en utilisant la torture pour arracher de faux aveux aux personnes détenues et en empoisonnant et emprisonnant les politicien⋅nes riva⋅les. De même, les interventions militaires de Poutine en Biélorussie et au Kazakhstan – sans parler de la Syrie – ont aidé les autocrates à maintenir leur contrôle sur ces pays ; l’Ukraine est le seul pays de ce que Poutine considère comme sa zone d’influence a avoir échappé à sa domination pendant la dernière décennie. Certain⋅es des anarchistes en Ukraine qui ont choisi de prendre les armes contre l’invasion russe sont des expatrié⋅es russes ou biélorusses qui craignent de n’avoir plus nulle part où aller si Poutine s’emparait de l’Ukraine.
Pourtant nous ne devons pas tomber dans le piège du récit occidental qui fait de cette situation un affrontement entre « le monde libre » et l’autocratie de l’Est. L’impérialisme militaire de la Russie nous concerne, car le modèle de répression russe n’est qu’une version de la même stratégie d’État à laquelle nous sommes confronté⋅es ailleurs dans le monde. Partout, les autorités s’appuient sur un maintien de l’ordre de plus en plus invasif et répressif pour contrôler les populations qui s’agitent. La guerre en Ukraine n’est que le dernier chapitre d’une histoire qui s’est déjà jouée en Syrie, au Yémen, en Éthiopie, au Myanmar et ailleurs. L’invasion de l’Ukraine correspond à la même stratégie que celle employée par d’innombrables gouvernements à l’intérieur de leurs territoires, appliquée à l’échelle géopolitique : le recours à la force brutale pour réprimer les résistances et étendre le contrôle.
La guerre exacerbe toujours le nationalisme. Exactement comme lors de la guerre civile en Syrie, l’invasion russe de l’Ukraine a créé un environnement propice aux fascistes et autres nationalistes pour recruter de nouveaux adhérents et aux militaristes pour légitimer leurs projets – qu’il s’agisse de l’OTAN ou de milices locales. De nombreu⋅ses combattant⋅es ukrainien⋅nes ont pris pour habitude de déshumaniser les soldats russes en les traitant d’« orcs ». Si la responsabilité principale de cette situation incombe toujours à Poutine, cela risque d’avoir des conséquences pour tous et toutes dans les années à venir.
La seule chose qui aurait permis d’éviter cette guerre – et sans doute la seule chose qui puisse l’arrêter maintenant sans en passer par de très nombreuses pertes en vies humaines des deux côtés – est l’émergence d’un puissant mouvement antiguerre internationaliste en Russie qui déstabiliserait le pouvoir de Poutine, accompagné du soutien de mouvements similaires en Ukraine et ailleurs dans le monde. Si la guerre se poursuit indéfiniment, ou si elle se conclut – quel que soit le vainqueur – par la force brute du militarisme nationaliste, cela poussera beaucoup de gens, dans chaque camp, à rejoindre les rangs des militaristes et des nationalistes pour les décennies à venir.
Mais si la guerre en Ukraine prend fin grâce à la rébellion et à la solidarité des gens ordinaires, cela pourrait bien créer un précédent pour d’autres rébellions, d’autres mutineries, d’autres solidarités, qui pourraient s’étendre de la Russie à l’Ukraine, à l’Europe occidentale, aux États-Unis, et peut-être même à la Turquie, à la Chine, à l’Inde, à l’Amérique latine – partout où les gens sont contraints à se concurrencer les uns aux autres au profit d’une poignée de capitalistes.
Si nous avions su que tant de choses dépendaient des mouvements sociaux en Russie, nous aurions sans doute dirigé davantage de ressources vers les anarchistes de ce pays il y a dix ans, quand les mesures de répression y ont débuté. Cela souligne une leçon que nous avons du apprendre à la dure, encore et encore, depuis le mouvement contre les invasions de l’Afghanistan et de l’Irak entre 2001 et 2003, à la tragédie de Maïdan en 2014 : à chaque bataille que nous perdons dans la lutte globale pour la libération, nous sommes forcé⋅es à nous battre à nouveau dans des conditions bien pires, et pour des enjeux bien plus élevés.
Actuellement, les chances d’un bouleversement en Russie paraissent bien minces. La grande majorité de la population qui demeure dans le pays semble patriote, complaisante ou résignée. Pire, à mesure que la guerre en Ukraine se poursuit, les partisan⋅nes de chaque camp deviennent si aigri⋅es qu’iels ne peuvent imaginer rien d’autre que de tuer et de mourir pour leurs gouvernements respectifs. Mais à moins qu’elle ne se conclue par une annihilation nucléaire, la guerre en Ukraine ne sera pas la dernière du XXIe siècle. Il est peut-être encore temps pour nous d’apprendre de nos erreurs et de mieux nous préparer pour la prochaine fois, en construisant une solidarité qui dépasse les frontières et les autres lignes de démarcation, afin de nous rendre capables de répondre à la guerre par la seule force qui soit assez puissante pour y mettre fin : la révolution.
Arina Vakhrushkina sur la place Manezhnaya, le 18 mars. Sur sa pancarte est écrit : « Pour ce panneau, je recevrai une amende de 50 000 roubles. Je reste ici pour votre futur et le futur de l’Ukraine. Ne restez pas indifférent⋅es ! En ce moment même, des enfants meurent en Ukraine et des mères russes perdent leurs fils. Ça ne devrait pas arriver ! » Elle a été arrêtée dans les instants qui ont suivi.
Les limites des manifestations et leur avenir
En Russie, les manifestations contre l’invasion de l’Ukraine ont atteint leur apogée début mars. Selon OVD-info, le 6 mars à 20 heures (heure locale), la police avait arrêté plus de 4419 manifestant⋅es dans 56 villes, dont plus de 1667 à Moscou, plus de 1197 à Saint-Pétersbourg, et plus de 271 à Novossibirsk. Il faut rappeler que la journée d’action du 6 mars avait été organisée par des voies clandestines et illégales, les groupes légalistes n’ayant pas pu obtenir de permis pour ce week-end. Ils se sont contentés de préparer les manifestations du week-end suivant, alors qu’il était déjà trop tard pour changer le cours des événements. Pendant les semaines qui ont suivi, l’affluence a progressivement diminué. Pour l’instant, la fenêtre d’opportunité s’est refermée.
Pendant la préparation de ce texte, nous avons communiqué avec des anarchistes en Russie sur les limites que le mouvement antiguerre a rencontrées dans sa première phase. Voici les facteurs qui selon elleux ont empêché les manifestations de se dépasser :
- Le rapport risque/bénéfice de la participation aux manifestations extraordinairement désavantageux. Le « bénéfice » se comprenant ici par toute évolution de la situation provoquée par les manifestations, ou par un succès significatif dans les affrontements avec la police. Rien de tout cela ne s’est produit.
- La centralisation des manifestations. Les gens s’étaient habitués à ce qu’[Alexeï] Navalny [un politicien dissident, actuellement emprisonné] ou son équipe appellent à descendre dans les rues. S’en est résulté un manque de créativité et d’indépendance chez les manifestant⋅es. Aujourd’hui, les gens attendent l’apparition d’un nouveau Navalny pour les rassembler.
- De nombreuses personnes ont constaté que la moindre tentative de protestation se soldait souvent par une arrestation, et elles craignent que viennent s’y ajouter des les persécutions ciblant leur travail, leurs études, leur vie de famille, etc. Les gens en ont assez d’être arrêtés et de recevoir des amendes, de risquer d’être emprisonnés quinze jours voire d’être torturés, pour presque aucun bénéfice en retour.
- De nombreuses personnes sont déçues par les tactiques de manifestations pacifiques. Certain⋅es se défoulent dans les tchats, où iels peuvent écrire ce qui les contrarie et ensuite le mettre de côté.
- Bien que nous ne blâmions pas les gens pour cela, il nous faut tenir compte du fait que de nombreuses personnes ont quitté la Russie au début de la guerre, soit parce qu’elles étaient persécutées, soit parce qu’elles pressentaient qu’il n’y aurait pas de meilleur moment pour s’échapper. Il s’agit pour une large part de personnes qui, autrement, se seraient organisées pour lutter. En raison du manque de structures à long terme et parce qu’elles ne pouvaient pas avoir la certitude que, si elles restaient, il y aurait suffisamment de camarades et d’opportunités pour s’organiser, elles sont parties.
- La simple apathie et l’acceptation de ce qui se passe, plus ou moins accentuées par la peur.
- De nombreux⋅ses manifestant⋅es ont été démoralisé⋅es par le grand nombre de Russes qui soutiennent l’invasion et par la domination visuelle de la propagande proguerre dans la société russe. Pour l’instant, à moins de suivre vraiment toutes les informations et en n’ayant pas de problèmes financiers particuliers, il est encore possible de se dire : « tout ira bien, ce n’est pas si grave. » La propagande russe a atteint son objectif : beaucoup de gens croient que la Russie sauve simplement le Donbass des nazis.
- Manque de stratégie concrète. Sans objectifs concrets, la revendication « Non à la guerre ! » est vaine. De nombreuses personnes sentent que le gouvernement ne les écoutera jamais, et les manifestations ne se sont pas (encore) radicalisées.
Un grand nombre d’anarchistes russes pense que l’élan vers des manifestations de masse à l’échelle nationale n’a que temporairement décliné. Comme la situation économique s’aggrave et que de plus en plus de familles russes apprennent la mort de leurs proches en Ukraine, iels s’attendent à ce qu’un plus grand nombre de personnes finissent par retourner dans les rues, non seulement pour protester contre la guerre, mais aussi contre le gouvernement et l’ordre social dominant. En attendant, les anarchistes qui restent en Russie cherchent à diffuser les bonnes pratiques en matière de sécurité, à ré-établir ou renforcer les structures de soutien pour faire face à la répression, et à mener des actions clandestines de diffusion et de partage de compétences, dans l’espoir d’être prêt⋅es, lorsque la vague d’indignation populaire s’élèvera à nouveau.
Le pipeline de la répression continue de fonctionner, et son flux peut sembler sans fin. Mais les lueurs de l’aube de la liberté sont déjà visibles. La guerre déclenchée par le régime fasciste russe en Ukraine ne se déroule clairement pas selon le plan du dictateur botoxé. La résistance au régime d’occupation se poursuit en Biélorussie. Nos camarades emprisonné⋅es seront libéré⋅es si les défaites de l’impérialisme russe en Ukraine sont soutenues par une lutte populaire contre les dictatures de Poutine et de Loukachenko. Que la roue de l’Histoire s’accélère pour le malheur des tyrans !
-Combattant anarchiste, « Répression en Biélorussie et en Russie », 27 mars 2022
Ci-dessous, nous présentons par ordre chronologique quatre textes d’anarchistes et de féministes publiés en Russie au cours du mois de mars 2022, qui décrivent leurs raisons de soutenir le mouvement antiguerre, racontent les défis qu’iels ont rencontrés, et élaborent des stratégies pour la prochaine phase de la lutte :
- Pour la classe des travailleur⋅ses : aux côtés de l’Ukraine, Antijob
- Appel du Groupe de la huitième initiative, Groupe de la huitième initiative
- S’habituer à l’horreur et à la folie, Action autonome
- La fin de la protestation pacifique, Combattant anarchiste
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Pour la classe des travailleur⋅ses : aux côtés de l’Ukraine
Ce texte a été publié le 1er mars par Antijob, un site internet anarchiste d’organisation des travailleur⋅ses. Vous pouvez lire un entretien avec Antijob ici.
Chaque partie de cet article commencera par les mots « celles et ceux qui par leurs actes et non par leurs mots », car nous vivons dans un pays où le mensonge est omniprésent, et qui ressemble un peu au monde décrit par Orwell dans son roman 1984, dans lequel la vérité est un mensonge et la guerre est la paix. Car « notre » président, selon ses propres mots, n’avait aucune intention d’augmenter l’âge du départ à la retraite, mais il vient pourtant de le faire. Car selon ses paroles, il verserait de l’« argent Covid-19 » aux travailleur⋅ses médica⋅les, alors qu’en réalité iels doivent l’arracher à leurs patrons. Car par ses mots, il a promis de résoudre le problème du non-paiement des ouvrier⋅es qui ont construit le site de lancement spatial Vostochny, mais en réalité lorsque, lors du nouveau programme télé Hotline (dans lequel Poutine répond pendant des heures aux questions toutes faites d’un « public » fidèle), un travailleur a soulevé cette question, la police l’a arrêté et l’a placé en détention provisoire pendant plusieurs jours pour l’empêcher de parler. Parce que selon ses mots, Poutine se bat pour la paix, alors qu’il a en réalité déclenché une guerre, qu’il nous interdit d’appeler comme telle.
L’auteur de ce texte a consacré des années de sa vie à lutter pour les intérêts des travailleur⋅ses et contre le fascisme – en actes et pas seulement en paroles – et on peut donc, contrairement à Poutine, lui faire confiance.
Qui est la junte ici ?
Celles et ceux qui par leurs actes, et pas seulement par leurs paroles, essaient de défendre les intérêts des travailleur⋅ses savent très bien que sous le régime autoritaire de Poutine, c’est presque mission impossible. Pourquoi cela ? Parce que tout ce qu’essaie d’accomplir la société, et en l’occurrence les travailleur⋅ses salarié⋅es, est immédiatement sujet à la répression. L’État persécute pénalement les éléments les plus actifs de notre société, et nous empêche de devenir une force qui pourrait avoir un impact sur la situation dans le pays. L’État travaille dans deux directions : d’un côté, il se livre à une persécution scandaleuse des militant⋅es travailleur⋅ses, et de l’autre, il façonne les lois qui légitiment cette répression.
Comment ça marche ? Un exemple : en 2008, Valentin Urusov, un travailleur de la mine de diamant de la ville iakoute d’Udachny, a décidé avec d’autres travailleur⋅ses de monter un syndicat afin de lutter pour leurs droits. Mais comme dans un mauvais polar, le chef de la brigade anti-stup locale et ses détectives l’ont emmené dans les bois, ont déchargés leurs armes juste à côté de sa tête, et ont placé de la drogue sur lui. Au final, Valentin a été emprisonné quatre ans (il avait été condamné à six ans, mais a été libéré sur parole au bout de quatre), et le syndicat n’a jamais vu le jour.
Et si, en plus de l’illégalisme des flics, on s’intéresse à la législation, le constat est encore plus déprimant : avec l’adoption du nouveau Code du travail, il est devenu impossible de faire grève légalement en Russie. C’est pourquoi les grèves ont disparu des statistiques officielles après l’adoption de ce code. Cela ne signifie pas seulement qu’elles ont disparu, mais aussi qu’elles sont devenues « illégales » du point de vue du gouvernement de Poutine. À ce propos, quand Hubert, président du syndicat allemand IG Mettal1, avait interrogé Poutine sur les atteintes à la vie et à la santé des militant⋅es du MPRA2, ce dernier lui avait répondu que le MPRA n’est « pas un syndicat, mais une organisation extrémiste ». Cela résume assez bien l’attitude du président russe à l’égard du mouvement des travailleur⋅ses. Et je suppose même qu’avec le temps, les extrémistes sont devenus dans sa tête des terroristes.
Nous ne pouvons donc pas organiser légalement de rassemblements et de grèves, car cela nécessiterait l’autorisation des fonctionnaires. Si les gens n’ont pas la capacité de défendre collectivement leurs droits et intérêts, ils n’apprendront jamais à le faire, et s’ils n’apprennent pas à le faire, alors un mouvement de travailleur⋅ses est impossible. Dans l’Occident pourtant damné et maudit, les travailleur⋅ses pourront saisir les usines, combattre la police, et arrêter les réformes néolibérales, mais ici ils se tairont. Le gouvernement ukrainien, comme le gouvernement russe, sert les intérêts des riches, mais il existe une distinction fondamentale – il n’a pas les moyens dont dispose le gouvernement russe pour réprimer la société civile. Là-bas, divers oligarques se remplacent les uns après les autres et sont donc privés de la capacité à écraser tout ce qui se dresse sur leur chemin. Plus important encore, si l’un de ces groupes d’oligarques persiste à refuser d’écouter le peuple, les ukrainien⋅nes le démolissent, comme iels l’ont fait au Maïdan. Malheureusement, cela ne signifie pas pour autant que la société prend le pouvoir en main, mais qu’elle est au moins capable de conserver la capacité de résister.
En fin de compte, nous en venons à la question qui fait le titre de cette partie. Qui, dans les faits, est la « junte » maléfique qui empêche les gens ordinaires de faire le moindre geste ? La réponse à cette question est évidente pour quiconque regarde la réalité en face. Le gouvernement ukrainien distribue maintenant des armes à quiconque souhaite combattre les envahisseurs. S’il s’agit d’une « junte » qui ne promet que la baïonnette nationaliste et la terreur à son propre peuple, pourquoi n’a-t-elle pas peur qu’il passe du côté de l’ennemi et renverse son pouvoir ? Parce que la junte véritable ne se trouve pas en Ukraine. Pouvez-vous imaginer Poutine distribuer des armes aux gens ? Il a déjà peur du moindre gobelet en plastique3… C’est en Russie que les services de sécurité disposent d’un pouvoir infini et l’utilisent pour s’enrichir et réprimer les dissident⋅es. Un peuple armé est le pire cauchemar de Poutine, de ses généraux et des oligarques russes. La distribution d’armes au peuple ukrainien a provoqué une grande stupéfaction parmi les responsables et les médias russes.
« Les enfants de flics détestent les flics ! » L’anarchiste russe et ancien prisonnier politique Alexei Polikhovich entonnant un chant, le 10 août 2019, lors d’un discours pour lequel il a été immédiatement emprisonné. Les anarchistes ont continué à s’organiser en Russie malgré les conditions de plus en plus totalitaires.
Fascisme « anti-fasciste »
Celles et ceux qui combattent le fascisme en actes, et pas seulement en paroles, savent très bien que les antifascistes sont emprisonné⋅es en Russie, et que « notre » gouvernement fait appel à l’extrême droite pour réprimer les contestations sociales. L’histoire de la forêt de Khimki est l’illustration la plus frappante de cette situation. Alors que les autorités avaient engagé des fascistes du groupe hooligan moscovite Gladiators pour démanteler le camp des défenseur⋅ses de la forêt de Khimki, les antifascistes avaient riposté en détruisant le bâtiment municipal de la ville. En réaction, et sans longue délibération, les autorités ont déclenché une chasse à l’homme contre les antifascistes, et emprisonné deux d’entre elleux pendant trois mois, Alexei Gaskarov et Makim Solopov. Mais il s’agit encore là d’une répression relativement légère. L’antifasciste Alexey Sutuga a dû purger une peine de trois ans pour une bagarre contre des militants d’extrême droite dans le café « Sbarro » à Moscou.
Autre exemple. Fût un temps, le mouvement ultra-orthodoxe « Sorok Sorokov » était réputé pour ses attaques contre les activistes qui s’opposaient à la construction de temples orthodoxes [russes] dans les parcs municipaux. Quelles ont été les conséquences pour eux ? Aucune. Les autorités russes apprécient la terreur infligée au nom de Dieu. Et nous arrivons ici à un autre point important. Comme les fascistes avant elles, les autorités russes imposent le traditionalisme et le conservatisme à la société. La culture orthodoxe est enseignée à l’école. L’éducation sexuelle est interdite. La qualification pénale « coups » a été retirée du Code pénal, alors qu’il s’agissait du motif pour lequel étaient auparavant le plus souvent poursuivis les auteurs de violences domestiques. Et tout cela ne représente qu’une petite partie de ce que le gouvernement a mis en place. En fait, au travers des écoles, de la télévision, et de tout canal à sa disposition, le gouvernement inculque un mode de pensée religieux et anti-scientifique. Et ils font les surpris quand les gens refusent d’être vaccinés contre le Covid-19. Il suffit de plonger sous la glace et de se signer. « Nous sommes Russes – Dieu est avec nous. » Et ce Dieu connaît les mœurs post-modernes – car il ne semble pas prêter attention à la barre de strip-tease dans le palais de Poutine à Gelendzhik. Mais qui sait, peut-être pratiquait-on le pole-dance dans les huttes de la Russie médiévale ? Dieu seul le sait.
En bref, et toutes spécificités culturelles mises à part, le gouvernement russe professe une idéologie de nationalisme impérialiste. Le principe central de cette idéologie est que tout doit se décider depuis le centre, et non localement. Il est très difficile de comprendre la blague dans le dicton « Moscou n’est pas la Russie ». Par contre, j’estime que la blague dans le slogan « Gazprom est la richesse de la Russie » est compréhensible à 100 %. Toute la « puissance de la Sibérie » – pour utiliser le langage parfaitement trompeur des relations publiques du régime – part à l’étranger. La Sibérie se retrouve avec des terres déboisées, un ciel noir de smog, des cancers et une nature dévastée. La « richesse de la Russie » n’a même pas permis d’amener le gaz dans la région de Krasnoïarsk. Tous les pipelines partent dans des directions opposées à la ville, principalement à l’ouest et à l’est. Et quand le « régime de ciel noir » a été déclaré, à cause de l’activité de l’usine d’aluminium de Krasnoïarsk, la responsabilité a été rejetée sur le dos des « maudits américains ».
En Russie, le gouvernement interdit l’organisation des peuples autochtones qui habitent le territoire. Le régime de Poutine a déclaré extrémiste l’organisation bachkir « Bashkort », qui protégeait du développement industriel le monument naturel du Kushtau Shihan. Mais on peut citer un exemple encore plus flagrant. Par exemple, après que les Ingouches ont protesté contre la modification de la frontière entre l’Ingouchie et la Tchétchénie, plusieurs membres du Conseil des Teips du peuple ingouche ont été emprisonné⋅es, et l’organisation elle-même a été dissoute. Au lieu de s’en prendre à son protégé tchétchène, Poutine a cédé à ses désirs. La façon dont les choses pourraient évoluer dans le Caucase à l’avenir n’est pas bien difficile à deviner. Mais qui s’en soucie ? Après nous, le déluge.
Grâce à tout cela, même les pires nationalistes ukrainien⋅nes peuvent dire avec une conscience tranquille : « Et ce sont ces gens qui viennent nous chercher des poux !? »
Colonisateurs du XXIe siècle – Allez vous faire foutre !
Quiconque essaie de rendre la vie dans son pays meilleure, en actes et pas seulement en mots, sait que cela ne peut pas se réaliser par la guerre entre voisins. Mais « nos » anciens « communistes », tchékistes, escrocs et leurs enfants sont devenus les colons du XXIe siècle. Ils ne pouvaient se satisfaire de leurs territoires et du harcèlement qu’ils font subir aux populations qui les habitent. Il leur en fallait plus. D’abord, ils ont arraché la Crimée et ont créé de fausses républiques en Ukraine de l’Est, où celles et ceux qui ne sont pas d’accord avec la volonté du Kremlin et de ses représentants se font, dans le meilleur des cas, enfermer dans des sous-sols. Mais cela n’était toujours pas suffisant pour eux. Ils voulaient toute l’Ukraine. Et en conséquence, « navire de guerre russe, va te faire foutre » est devenu un slogan international.
Cela me coûte de l’écrire, car notre histoire n’est pas uniquement faite de l’oppression d’autres peuples et du léchage des bottes de nos maîtres, mais aussi de résistance. Depuis le Veche de Novgorod4 en passant par Stepan Razin et jusqu’aux Narodniks, il existe une tradition de lutte contre l’autoritarisme, qu’on pourrait qualifier de patriotisme antiétatique. Des milliers de héros et d’héroïnes ont donné leur vie pour que vous et moi ne restions pas dans l’Histoire comme les « gendarmes de l’Europe5 », mais puissions devenir un exemple pour d’autres.
Alors pourquoi choisissons-nous encore une fois la botte du maître et le maintien de psychopathes sur le trône ? Si nous voulons être fièr⋅es des belles choses de notre histoire, comment pouvons-nous encore accepter de vivre sous l’Opritchnina [la répression et l’exécution de masse des boyards au XVIe siècle] d’Ivan le Terrible, sous Nikolai Palkin, ou sous Staline ? Le gouvernement russe a aidé le dictateur Loukachenko à écraser la résistance des Biélorusses et l’a maintenu sur le trône, et il veut maintenant mettre à genoux nos frères et sœurs d’Ukraine. Voulons-nous que les gens qui vivent à nos côtés nous perçoivent comme des occupant⋅es, voulons-nous être haï⋅es et méprisé⋅es ?
En tout cas, moi je ne veux pas, et c’est pourquoi je suis fier, certainement pas de Poutine, mais du fait que le slogan international « navire de guerre russe, va te faire foutre » a été prononcé en premier lieu en russe, langue prétendument interdite en Ukraine. Tout n’est donc pas perdu pour nous.
Comment rétablir notre société perdue ?
Celles et ceux qui se soucient de leurs proches – en actes, et pas seulement en paroles – ne veulent pas qu’iels périssent dans des guerres insensées. Mais le régime de Poutine s’est assuré que la seule bouée de sauvetage social dont disposent les types ordinaires soit le service militaire ou dans d’autres forces de sécurité. L’histoire de l’un des prisonniers russes montre très bien comment ces gens finissent dans la Wehrmacht de Poutine. Accrochez-vous les nationalistes, car l’histoire est très internationale, mais pour votre plus grand plaisir elle est tout à fait dans l’esprit du « skrepy »6.
Le 24 février, Rafiq Rakhmankulov, un soldat russe, a été capturé par l’armée russe. Sa mère est Natalia Deinneka, une habitante de l’oblast de Saratov. Il est son fils cadet. À part lui, elle a 5 autres enfants, donc 6 au total. Trois à elles, et trois de l’ancienne compagne de son mari. Son mari travaille comme ouvrier du bâtiment, il construit des ponts et travaille selon un planning à roulements. Elle part avec lui sur les rotations, mais elle travaille ailleurs, dans l’entrepôt d’un magasin de sport. C’est une famille prolétaire complexe qui ne correspond pas à la vision du monde de la droite ou de la gauche. Rafiq a une compagne, Liliya, et afin de subvenir aux besoins de sa future famille, il a opté pour le service militaire sous contrat après avoir été appelé et avoir passé son année sous les drapeaux. Il était motivé par le salaire dans l’armée et par la possibilité que cela lui offrait de trouver un endroit où vivre. Visiblement, il ne souhaitait pas faire les trois-huit et payer une hypothèque pendant vingt ou trente ans. Mais l’alternative était de vendre son âme au diable, enfin à Poutine. Voilà toute l’histoire.
Je n’ai aucune envie de justifier tous les Rafiqs, et bien sûr qu’ils méritent une bonne raclée pour qu’ils apprennent qu’« on ne s’immisce pas dans le monastère des autres »7, mais je sais aussi qu’il existe beaucoup de Rafiqs, d’Ivanovs, et d’autres types comme eux en Russie, et que quelque chose doit être fait pour eux. Poutine se fout de leurs vies – il a besoin que les Ivans et les Rafiqs le servent loyalement et donnent courageusement leurs vies dans ses expéditions militaires, ou qu’ils utilisent leurs matraques pour battre d’autres Ivans et d’autres Rafiqs qui ont eu un peu plus de chance et ont réalisé que ce n’était là pas une façon de vivre.
Et ce n’est vraiment pas une façon de vivre. Entrer dans les forces de l’ordre ne devrait pas être la seule façon d’être décemment payé. On ne peut pas laisser les gens endettés pour vingt ou trente ans auprès des banquiers, juste pour disposer d’une maison. Cela vaut-il la peine que Rafiq pourrisse dans les champs d’Ukraine ? Cela vaut-il la peine pour Lilia de fonder une famille avec un homme qui, pour son propre bonheur, est prêt à écraser celui des autres ? Rafik et Lilia sont plus proches de moi que Poutine, Medvedev, Gref, Rotenberg, Timchenko, Prigojine [des oligarques russes bien connus], et les autres Russes influents, quelle que soit leur nationalité. Je souhaite donc la victoire à Sashko et Tonya8 d’Ukraine dans l’espoir qu’avec Rafiq et Lilia, c’est-à-dire avec la classe ouvrière russe, nous commencions enfin à nous battre, non contre des banderistes ukrainiens imaginaires (les partisans de Stepan Bandera, collaborateur nazi et héros national ukrainien), mais contre celles et ceux qui ont fait de nous leurs esclaves. Sans cela, aucun « communisme » ou « antifascisme » ne pourra nous venir en aide.
PS : D’ailleurs, Sashko et Tonya commenceront aussi, quand la Russie abandonnera, à combattre les Akhmetov, les Kolomoïsky, les Porochenko, et autres [oligarques ukrainiens]. Nous ne pourrons les aider que si nous nous occupons d’abord de nos dirigeants. En attendant, Sashko et Tonya peuvent sans doute nous apprendre un truc ou deux, mais l’inverse n’est pas vrai.
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Appel des militantes du Groupe de la huitième initiative
Ce texte a été publié le 10 mars sur la page Instagram du groupe de la huitième initiative, un groupe féministe d’organisation de la résistance à l’invasion de l’Ukraine.
Le 5 mars 2022, la police antiémeute a fait irruption dans les maisons de nos militantes, de celles d’autres mouvements féministes, et de quelques inconnu⋅es également. Une marche antiguerre était prévue dans toute la Russie pour le 6 mars, et incluait un cortège féministe, que nous préparions toutes ensemble.
Nous considérons que les perquisitions et les arrestations qui ont visé les militantes féministes exactement la veille de cette manifestation ne sont pas le fruit du hasard. Ils voulaient lancer une attaque préventive et y sont parvenus – le 6 mars, toutes les personnes qui ont participé à la marche n’ont pas pu compter sur notre aide ou notre coordination. Nous considérons les accusations « fausses alertes à la bombe », absurdes et inventées de toutes pièces, comme une tentative de détruire notre mouvement et de nous réduire au silence. Mais nous ne nous laisserons pas être détruites, ni silenciées.
Nous sommes un mouvement populaire et horizontal. Peu importe à quel point les forces de sécurité veulent « couper la tête » du Groupe de la huitième initiative, de la Résistance féministe contre la guerre, ou de nos autres camarades, elles n’y parviendront pas. Il n’y a pas de tête à couper. Nous n’avons pas de leaders – et ça, ils ne le comprendront jamais. Maintenant nous allons rassembler toutes nos forces en un poing et continuer à travailler – car pour nous ce n’est pas un choix, mais un devoir.
« Voici un sticker dont le code QR mène à notre site internet. Imprimez-le où vous pouvez le faire en sécurité, collez-le sur votre boîte aux lettres ou sur celles de vos voisin⋅es, dans les rues et les cours. Partagez tout ce que vous savez à vos connaissances pour que, derrière les couches de la propagande télévisuelle, les gens puissent voir le véritable visage de la guerre – laid, sanglant et meurtrier. »
Oui, la réalité a changé. Les risques sont plus grands que jamais et le travail plus difficile. Il est fort probable que nous ne vous appelions pas directement à descendre dans la rue – nous ne voulons pas entraîner les militant⋅es dans de nouvelles affaires criminelles. Peut-être que la meilleure stratégie à présent est de mener des actions de « guérilla » dispersées : continuez à distribuer des tracts, à diffuser l’information par tous les moyens possibles et surtout, joignez-vous les un⋅es aux autres.
Dans le bandeau de notre profil [Instagram], vous pouvez trouver un lien vers une page qui héberge nos tracts antiguerre. Les rubans verts sont un symbole de paix et de protestation antiguerre. Utilisez-les. De même, le mouvement antiguerre russe dispose d’un drapeau – blanc-bleu-blanc. La symbolique est très importante pour la protestation, c’en est un pilier fondamental. Nous continuons notre lutte et vous exhortons à ne pas désespérer et à ne pas abandonner – mais soyez quand même extrêmement prudent⋅es. L’essentiel est que nous sommes des millions, et que le bon sens, la conscience et la vérité sont de notre côté. Merci pour tout ce que vous faites et de continuer à lutter pour la paix avec nous.
Vidéo antiguerre d’anarchaféministes à Moscou, publiée par Action autonome le 19 mars.
Le temps gelé : s’habituer à l’horreur et à la folie
Ce texte est sorti en tant qu’épisode du 27 mars du podcast publié par Action autonome, la plateforme web créée par le plus important réseau antiautoritaire russophone. Pour des questions de concision, nous avons laissé de côté la partie concernant les nouvelles sur la répression d’État, une rubrique très répandue dans l’édition anarchiste russe.
Un peu plus d’un mois de la soi-disant « opération militaire spéciale » en Ukraine et d’autres mesures insensées des autorités russes aura suffi à ce que de nombreuses personnes s’y habituent.
Nous nous habituons aux messages et aux reportages en provenance de l’Ukraine en guerre, aux photos et vidéos de villes détruites, aux nouvelles de la mort d’ami⋅es, de connaissances ou de personnes célèbres, au flux de réfugié⋅es, qui a déjà dépassé les trois millions de personnes. Le nombre de personnes ayant quitté leur foyer depuis le début de la « dénazification » s’élève à plus de six millions.
Nous nous habituons au blocage des réseaux sociaux et de certains sites internet en Russie, à l’arrestation et à la détention des personnes qui s’opposent à la guerre, aux poursuites pénales pour diffusion de « fausses informations » sur l’armée russe – il y en a déjà plus de soixante dans tout le pays. Nous nous habituons à l’exode massif de Russie d’activistes, de journalistes, de personnalités, et de toutes celles et ceux qui ne veulent tout simplement plus vivre sous le régime de Poutine. Nous nous habituons à toutes les nouvelles sanctions, à la hausse des prix, aux rayons vides, à la pénurie de plusieurs produits essentiels.
Pendant la « dénazification » de Kharkiv, un des survivants d’Auschwitz Boris Romanchenko, âgé de 96 ans, a été tué dans un bombardement. Au même endroit, l’anarchiste Igor Volokhov, qui combattait les envahisseurs au sein des unités territoriales d’autodéfense est mort sous les roquettes de Poutine. Toujours dans le voisinage de Kharkiv, selon le ministère ukrainien de la Défense, les bombardements russes ont endommagé le mémorial des victimes de l’Holocauste.
Oksana Baulina, une journaliste du média The Insider – bloqué en Russie –, a été tuée dans un bombardement à Kyiv. Elle travaillait précédemment pour FBK, avant d’’être contrainte à quitter la Russie en raison des risques de poursuites pénales. À Marioupol, les mort⋅es sont enterré⋅es dans les cours des immeubles résidentiels détruits.
Le 21 mars, la société internationale Meta a été ajoutée à la liste des « organisations extrémistes ». Ses produits (Instagram, Whatsapp et Facebook, qui avait déjà été bloqué en Russie) ont été et sont toujours utilisés par des millions de Russes, ainsi que par des institutions, dont des agences gouvernementales et des entreprises d’État. La décision devrait entrer en vigueur après un appel dont le résultat est couru d’avance ; les avocat⋅es sont encore en train de spéculer sur les conséquences que cette décision aura sur les utilisateur⋅ices et les entreprises.
Le réseau social VK bloque également certaines pages à la demande du bureau du procureur général. Sont par exemple concernées les pages de la politologue libérale Yekaterina Schulman, les pages de l’Action socialiste de gauche, de l’Union des socialistes démocrates, du parti politique « Yabloko », du magazine étudiant DOXA, et de notre page VK pour avtonom.org.
Un tribunal à Moscou a considéré, entre autres choses, que le slogan « Le fascisme ne passera pas ! »[« Фашизм не пройдет! »] était une « fausse information concernant l’armée russe » (on se demande lequel de ces trois mots…).
À Oufa, les membres du Cercle marxiste ont été déclaré⋅es groupe terroriste et envoyé⋅es en centre de détention provisoire ; on leur reproche d’avoir eu l’intention de renverser le gouvernement.
À Khabarovsk, des personnes ont anonymement annoncé un rassemblement « en soutien à l’armée russe ». Les résident⋅es ont été invité⋅es à apporter des drapeaux ukrainiens, des portraits de Stepan Bandera, Taras Chevtchenko ou d’autres personnalités ukrainiennes pour les brûler solennellement en échange d’une distribution de sucre. Cependant, l’événement n’a finalement pas eu lieu. À part la police et les journalistes, seul⋅es quelques personnes sont venues « combattre le serpent nazi » pour quelques denrées rares.
Sergeï Savostyanov, le député communiste de la ville de Moscou, estime que les troupes russes devraient également « dénazifier » les États baltes, la Pologne, la Moldavie et le Kazakhstan. Cet « élu du peuple » a été soutenu par le « vote intelligent » de 2019.9
L’un des journalistes poursuivis pour « fausses informations », Alexander Nevzorov, qui s’est fait connaître depuis la perestroïka, cherchait à rendre publiques certaines preuves datant des années 1990 et pouvant compromettre certains représentants de la clique au pouvoir. Mais il a conclu avec justesse qu’après tout ce qu’ils ont fait et continuent à faire en étant au pouvoir, rien ne pourra les discréditer.
Désertion et soutien à l’« Opération spéciale ».
Dès le début de la guerre, un message (pas encore confirmé) a été reçu d’Ukraine, à propos d’un navire de guerre russe dont l’équipage aurait refusé de prendre d’assaut Odessa. Plus récemment, des publications fiables ont commencé à apparaître dans la presse russe au sujet de soldats ayant quitté leurs unités, de la recherche des conscrits dont la participation à l’« opération spéciale » n’avait pas été reconnue par le ministère de la Défense, d’officiers russes de différentes régions qui refusent de prendre part aux opérations de combat.
Récemment, en Karatchaïévo-Tcherkessie, un groupe de femmes audacieuses a bloqué le trafic sur un pont, et exigé qu’on leur donne des informations sur leurs proches qui participent à l’« opération spéciale » et qui ne donnent plus signe de vie.
Comme nous l’avions déjà relevé auparavant, l’annonce de la « dénazification » et de la « démilitarisation » de l’Ukraine n’a pas provoqué de « sursaut patriotique » comme l’avait fait la « récupération de la Crimée » en 2014. Au cours des huit dernières années, outre les hostilités provoquées par les marionnettes du Kremlin au Donbass, nous avons également vécu une crise économique de plus en plus profonde, une baisse du revenu moyen sur fond de hausse des prix, l’« optimisation » de l’éducation et de la santé [c’est-à-dire des mesures d’austérité], l’augmentation de l’âge de départ à la retraite, et des mesures extrêmement impopulaires de lutte contre le Covid-19. La cote de popularité et la confiance dans les autorités ont dégringolé.
Plusieurs sondages semblent montrer que 60 à 70 % des personnes interrogées soutiennent l’« opération spéciale » en Ukraine. Cependant, les sociologues qui les ont réalisés déclarent que la plupart d’entre elles et eux refusent tout simplement de répondre aux questions. Quant à celles et ceux qui expriment leur approbation, il s’avère, après examen plus approfondi, qu’iels approuvent en fait l’image que renvoie la télévision russe, qui montre des troupes russes libérant les Ukrainien⋅nes des nazis. Ce n’est pas un hasard si le soutien à la soi-disant « opération spéciale » est directement lié à l’âge des personnes interrogées – dans les groupes plus âgés, les personnes reçoivent proportionnellement plus les informations sur ce qui se passe exclusivement par le biais de la télévision. Les Russes qui croient les propagandistes de la télévision en viennent parfois à refuser de croire leurs proches ukrainien⋅nes qui ont survécu aux bombardements.
Les rassemblements antiguerre et les performances de rue se poursuivent en Russie malgré les interdictions, les arrestations et les procédures administratives et pénales, mais le nombre de personnes qui y participent n’est pas comparable à ce qu’il était entre fin février et début mars. D’un autre côté, les rubans verts et les tracts et graffitis antiguerre sont bien plus courants dans les villes russes que les lettres Z sur les voitures. Nous imaginons qu’au moins pour les semaines ou les mois à venir, jusqu’à ce que la situation en Russie change radicalement, la protestation ne s’exprimera plus tellement sous la forme de rassemblements de masse, mais plutôt par du « partisanisme » de rue [action directe individuelle et anonyme] et par un sabotage croissant de la part des membres des forces de sécurité et de leurs proches.
Il est possible qu’il reste encore des gens au pouvoir qui n’aient pas complètement perdu contact avec la réalité, et que cela explique peut-être pourquoi la loi martiale et la conscription généralisée n’ont pas encore été déclarées en Russie – sûrement par peur que cela n’engendre un sabotage à très grande échelle.
« [Écraser] la guerre. » L’une des nouvelles affiches antiguerre d’Action autonome.
Les censurés demandent plus de censure
La semaine dernière, le mouvement masculiniste tristement célèbre « État masculin » [ndt : Мужское государство], déjà reconnu comme « organisation extrémiste », a finalement été ajouté à la liste des organisations interdites. Cependant, cette décision des forces de l’ordre russes n’a pas empêché ces néonazis de soutenir l’« opération spéciale » du Kremlin ou d’aider le gouvernement à persécuter les réfractaires. Hier, c’était à notre tour : Pozdnyakov, le chef de l’« État masculin » a appelé ses associés à écrire des dénonciations au Roskomnadzor pour demander la fermeture des pages de avtonom.org au nom de notre position antiguerre. Notre compte Vkontakte public avait déjà été bloqué sur le territoire de la Fédération Russe à la requête du bureau du procureur général dès le 24 février. Il n’est actuellement visible que depuis l’extérieur de la Russie (ou via VPN).
De toute façon, internet ne nous sert plus qu’à regarder des photos de chats. Et il vaut mieux ne même pas l’utiliser pour ça d’ailleurs.
Le blocage du canal Telegram de Pozdnyakov ne l’empêche pas de réouvrir de nouvelles chaînes et des salons de discussions publics en ligne. Les talibans sont également toujours interdits en Russie, ce qui n’empêche pas leurs représentants de négocier avec les autorités russes et d’être considérés comme des « partenaires normaux ». Il est possible que les néonazis de l’« État masculin » rêvent également d’accéder aux plus hauts échelons du pouvoir russe. Et dans cette folie ambiante, il n’est pas impossible qu’ils y parviennent.
« On est toujours responsable de son choix – quel est le vôtre ? » L’une des nouvelles affiches antiguerre d’Action autonome.
Le temps gelé
Malgré que les événements catastrophiques continuent de s’enchaîner à une vitesse folle, le temps lui-même semble s’être comme gelé dans l’incertitude. Il est clair que la situation actuelle est instable et ne durera pas indéfiniment. Mais le temps ne pourra se remettre en marche tant que l’on ne saura pas clairement quand et comment la crise actuelle qui touche l’Ukraine, la Russie et le monde entier sera résolue.
Il est important de souligner que dans ce contexte de guerre, de répression et de totale incertitude quant à l’avenir, les réseaux de solidarité populaire jouent un rôle de plus en plus important. Des réseaux d’ami⋅es, de volontaires, et de militant⋅es des droits humains permettent de s’assurer que les personnes arrêtées ne disparaissent pas. Les gens s’entraident pour que les animaux de compagnie des personnes arrêtées ne restent pas seuls à la maison. Iels trouvent des médicaments, se procurent de la nourriture malgré les pénuries, iels cherchent et font circuler l’information. Les réseaux activistes et associatifs collectent de l’aide pour les réfugié⋅es à l’étranger. Souvent, ces réseaux de solidarité fonctionnent de façon bien plus efficace que des institutions d’État ou des organisations internationales qui disposent de bien plus de ressources. L’avenir est à l’auto-organisation et à l’autodétermination !
« Attention, avertissement de bon sens : les opérations militaires provoquent l’augmentation des prix de toutes les catégories de biens et services. » L’une des nouvelles affiches antiguerre d’Action autonome.
La fin de la protestation pacifique
Ce texte a été publié par *Combattant anarchiste le 30 mars 2022.*
Les manifestations pacifiques et « légitimes » ont été réprimées en Russie. Elles sont même devenues impossibles à mettre en œuvre : l’État a adopté en quelques jours une nouvelle législation qui rend illégal ne serait-ce que de chanter « Non à la guerre ! ». Les militant⋅es libéra⋅les des droits humains donnent déjà pour instruction de ne plus crier ou écrire « Non à la guerre ! ». Les journalistes progouvernement font se retourner Orwell dans sa tombe, en diffusant avec ferveur l’idée que ce slogan proviendrait des tracts nazis.
Pour quiconque s’intéresse de près à la politique et étudie l’histoire des mouvements de contestation, il est évident que dans les dictatures fascistes (ou les dictatures qui s’efforcent de le devenir), les manifestations seront réprimées à moins qu’elles n’adoptent des formes radicales et offensives. Après tout, comment les gens pourraient-ils l’emporter s’ils fuient la police antiémeute ?
Nous savons que les anarchistes et les antifascistes ont participé aux manifestations antiguerre dans de nombreuses villes dans les premiers jours de la guerre. Et iels ont rencontré un certain succès.
Cependant, il n’y a dorénavant aucun sens pour des anarchistes à se rendre aux « actions de protestation » centralisées, c’est-à-dire aux rassemblements ritualisés dans les places centrales, auxquelles l’« équipe de Navalny] » et d’autres groupes libéraux continueront à appeler pendant un certain temps : vous serez embarqué⋅es dans un panier à salade avant d’avoir pu faire quoi que ce soit. Ça n’aura en tout cas pas de sens tant que la rue ne sera pas entrée dans une nouvelle phase de lutte, tant que les gens ne seront pas prêts à une confrontation active, tant que les cris de « Honte ! » ne seront pas complétés par des déluges de bouteilles sur la police. Alors, le moment sera venu de rejoindre les gens qui sont prêts à agir. Mais tenter de convaincre des personnes d’utiliser la force, quand elles répondent en vous qualifiant de provocateur⋅ice et en criant « nous sommes pour la paix », est suicidaire en plus d’être une pure perte d’énergie – dont nous manquons hélas, déjà suffisamment.
Action directe
Dans ces conditions, nous n’avons que peu de tactiques à notre disposition. À titre d’exemple, pour en revenir au sujet des rassemblements et autres actions similaires, les anarchistes en lien avec d’autres initiatives, pourraient – plutôt que d’organiser un seul rassemblement facilement réprimable – en organiser plusieurs dans différentes parties de la ville, pour glisser entre les mains des flics et distribuer des tracts et brochures le long de la route.
Cependant, nous voulons parler ici d’une autre tactique : l’action directe.
Mettre le feu à un centre de recrutement de l’armée c’est bien, mais pas suffisant. Plus précisément, le symbole que représente l’incendie d’un bureau d’enregistrement et de recrutement militaire (puisque cela revient à jeter un cocktail Molotov sur un mur de béton) ne suffit a priori pas à justifier de risquer la liberté d’un⋅e révolutionnaire.
Nous sommes peu nombreux⋅ses. Par conséquent, chacune de nos actions doit être aussi efficace que possible. Si vous êtes prêt⋅e à mettre le feu à un centre de recrutement, faite-le avec une efficacité maximale. Préparez-vous pendant un mois s’il le faut, mais faites-le bien.
L’efficacité de l’action peut être évaluée selon trois critères : dégâts matériels causés à l’État, impact médiatique et préservation des capacités de combat des partisans.
Il est nécessaire de viser l’efficacité maximale sur ces trois aspects, et de n’en sacrifier aucun (et surtout pas le dernier) à moins d’obtenir un avantage décisif dans les autres catégories.
Commençons par le dernier critère. Ce n’est pas le dommage ponctuel que produit l’action qui est essentiel pour nous. Même si vous réduisez en cendres un bureau de recrutement, cela ne mettra pas fin à l’agression impériale. Ce qui importe, c’est le dommage total que lae partisan⋅ne (où les personnes qui s’en seront inspiré) aura le temps de causer avant d’être arrêté⋅e. D’où l’importance des mesures de sécurité, qui ont été mentionnées plus d’une fois (nous n’entrerons pas dans le détail ici, car il ne s’agit pas de donner des instructions, mais de discuter d’un concept général). Cela implique également de trouver un compromis entre la taille du groupe (qui permet d’augmenter les dégâts infligés et assure une meilleure sécurité pendant l’action) et les risques de fuite d’information.
Pour discuter des critères de dommages matériels à l’État et d’impact médiatique, nous pouvons prendre pour exemple l’action de l’incendiaire de Loukhovitsky. Son but était de détruire les archives contenant les dossiers personnels des recrues, ce qui représente clairement un préjudice important pour l’État (et un objectif atteignable seul·e). Pour diffuser l’information, iel a filmé une vidéo et écrit un communiqué.
Si vous voulez causer des dommages matériels au système, réfléchissez bien à la manière d’y parvenir, aux moyens à utiliser, et à la meilleure cible à frapper. Nous avons connaissance d’un certain nombre de cas où les cocktails molotovs lancés par les insurgé⋅es n’ont pas mis le feu à quoi que ce soit et n’ont provoqué aucun préjudice significatif. De plus, ne vous contentez pas d’évaluer le caractère spectaculaire de l’action (par exemple, le lancer de cocktail Molotov), mais considérez aussi l’efficacité – il est souvent plus efficace de ne pas utiliser de projectiles, mais plutôt (par exemple) de verser du carburant à travers une vitre brisée.
Par conséquent, avant de planifier une action, assurez-vous d’étudier les informations relatives aux différentes armes et choisissez celles qui sont à votre disposition. […]
À l’ère de l’information, une action n’a pas d’effet sans couverture médiatique suffisante. Rédigez un texte court et accessible expliquant pourquoi vous vous attaquez à cet objet en particulier et ce que vous cherchez à obtenir. (La brièveté est importante, car les manifestes verbeux sont difficiles à lire et à comprendre. De plus l’échelle du texte doit correspondre à l’échelle de l’action au risque de devenir involontairement humoristique). Réfléchissez bien par quels moyens de diffusion vous pourrez communiquer votre message en sécurité.
Pour le moment, l’insurrectionnalisme est un sujet principalement réservé aux groupes anarchistes clandestins – les autres le rejettent comme provocateur. Par conséquent, il convient de trouver les plus importants canaux de diffusion anarchistes qui pourraient soutenir une telle action et de trouver le meilleur moyen de leur faire parvenir le contenu que vous voulez diffuser.
Vous pouvez également essayer de l’envoyer non seulement aux plateformes anarchistes, mais également aux médias indépendants. La situation évolue, ce qui signifie que, peut-être, l’un d’entre eux mentionnera également votre action, surtout si elle est étayée par une vidéo. Intéressez-vous aux médias qui travaillent depuis l’étranger, ils subissent moins l’autocensure. Il serait également judicieux qu’un⋅e camarade traduise votre communiqué en anglais pour assurer une couverture à l’étranger.
Pour schématiser, un cocktail Molotov dirigé contre un commissariat, dont personne n’a connaissance, et qui ne cause aucun dégât, n’a aucune valeur, voire même une valeur négative en termes d’efficacité. En revanche, la destruction d’équipements coûteux ou de documents importants, ou une action qui déstabilise le travail des institutions d’état sont positives du point de vue de l’efficacité, et leur valeur peut-être multipliée par une couverture médiatique habile.
Rappelons-nous encore une fois de l’incendiaire de Loukhovitsky. La destruction des archives est une bonne chose, mais le fait que des milliers de personnes aient eu connaissance de son action multiplie son efficacité.
En même temps que l’action directe, bien sûr, les révolutionnaires doivent accomplir d’autres choses. En premier lieu l’agitation, qui doit impliquer le plus grand nombre dans le processus révolutionnaire. En effet, en plus de l’affaiblissement de l’État (qui est l’objectif des attaques ciblées), la société doit aussi reprendre l’initiative sur les événements, et rebâtir un monde sur la base de la liberté et de l’autodétermination.
Toutefois, il faut garder à l’esprit que dorénavant, même la plus inoffensive des prises de position peut-être punie très sévèrement. Il faut se souvenir des menaces d’Okopnyi, l’ordure du Centre anti-extrémiste, contre une personne qui distribuait des stickers antiguerre. Il est temps de se débarrasser de la pensée : « Je ne fais rien d’illégal, rien ne me menace. » Quoique vous fassiez, faites attention à votre propre sécurité et soyez prêt⋅es à avoir à faire face aux agents de l’État.
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Syndicat de l’industrie métallurgiste. ↩
-
Le MPRA, syndicat interrégional, est l’un des syndicats les plus vigoureux qui subsistent en Russie. ↩
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Référence à la fameuse germaphobie de Poutine. ↩
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Un modèle précoce de prise de décision en assemblée. ↩
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Une expression de longue date qui décrit la Russie comme une force répressive en Europe, autrefois associée au tsar Nicolas Ier. ↩
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« Skrepy » est un mot tiré d’un des discours de Vladimir Poutine sur le « caractère unique » de la nation russe ; le sens littéral ressemble à quelque chose comme « gros trombones » - quelque chose qui relie les gens ensemble. ↩
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Un dicton russe qui préconise de ne pas imposer sa propre façon de faire aux autres. ↩
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Ce sont des noms ukrainiens communs, qui servent de métonymie pour désigner tous les ukrainien⋅nes ordinaires. ↩
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Une remarque sarcastique sur la stratégie du « vote intelligent », promue par le politicien dissident russe Alexei Navalny, qui a notamment aidé Savostyanov à accéder au pouvoir. ↩