Depuis le début du mois d’octobre, une vague de protestation secoue l’Équateur suite à la décision prise par le gouvernement actuel de réduire les subventions liées à la consommation d’essence, ce qui par conséquent a entrainé une augmentation du coût de la vie. Ce mouvement est devenu le plus grand soulèvement populaire que le pays ait connu ces dernières décennies. À la suite de manifestations, les peuples indiens autochtones ont investi la capitale, Quito, et ont occupé le parlement ; des milliers de manifestant·e·s ont affronté les forces de police du président Lenín Moreno, forçant ainsi le gouvernement à quitter la ville et à relocaliser son quartier général à Guayaquil—sur la côte—pour tenter d’échapper à l’insurrection. Moreno est le successeur et l’ancien vice-président du gauchiste Rafael Correa, qui a accédé au pouvoir grâce à la dynamique créée par les mouvements sociaux des années 1990 et qui a dirigé le pays à partir 2007, en appliquant le même model néolibéral pour pacifier et coopter les mouvements sociaux que celui utilisé par d’autres gouvernements de gauche en Amérique latine tels que le Parti des travailleurs (PT) au Brésil. La convergence de divers groupes ruraux, urbains, composés d’étudiants, de femmes, et d’indiens autochtones a contribué à radicaliser une lutte qui est en train de devenir un soulèvement populaire.
Le lundi 14 octobre au matin, la Confédération des Nationalités Indiennes de l’Équateur (CONAIE) a annoncé que le président avait fait marche arrière et accepté d’abroger le décret 883, le projet de loi d’austérité (connu sous le nom de paquetazo, paquet), et qu’il souhaitait le remplacer par de nouveaux accords à établir avec les mouvements indiens autochtones. Mais la Confédération des Nationalités Indiennes de l’Équateur (CONAIE) a annoncé que la lutte continue, demandant le départ des ministres de la Défense et de l’Intérieur, responsables de la violente répression des manifestations. A noter qu’à ce jour, la répression du mouvement par l’armée et la police a déjà fait près de 554 blessés, 929 prisonniers et 5 morts.
Nous avons mené cet entretien le 10 octobre, directement avec des camarades présent·e·s sur les barricades et dans les rues équatoriennes, afin de comprendre le contexte de la mobilisation. Une version antérieure de cette interview a été publiée en portugais via le collectif brésilien Facção Fictícia.
Affrontements entre des manifestants et la police à Quito, le 8 octobre.
Depuis plus d’une semaine, un mouvement social sans précédent a lieu en Équateur suite aux politiques d’austérité du gouvernement de Lenín Moreno qui ont provoqué une augmentation du prix de l’essence, et donc une inflation généralisée. Les gouvernements du Brésil et de l’Argentine, ainsi que les institutions associées à l’Union Européenne déclarent leur soutien au gouvernement équatorien de Lenín Moreno et dénoncent la révolte populaire des travailleurs et des peuples indiens autochtones. Évidemment, ces gouvernements et institutions savent que des mesures d’austérité sont également présentes dans leurs programmes respectifs et craignent qu’un tel scénario ne se répande aux Amériques et dans d’autres parties du globe.
Selon toi, de quelle façon les mesures d’austérité et les coupes de subventions ont un effet sur la vie quotidienne en Equateur ? Quel a été l’élément déclencheur qui a poussé la population urbaine et les indiens autochtones à dire « assez » ? Dirais-tu qu’il existe un sentiment anticapitaliste dans les rues actuellement ?
La résistance qui a lieu actuellement, et qui dure maintenant depuis plus de huit jours, représente d’ores et déjà un événement historique. C’est la plus grande révolte de ces dernières années dans le pays—je ne sais pas d’un point de vue historique, mais c’est certainement la plus grande grève de ces dernières années qui a comme protagonistes les indiens autochtones. Jusqu’à présent, aucun soulèvement passé n’avait duré aussi longtemps.
L’austérité et la politique de réduction des subventions publiques affectent au quotidien la vie en Équateur. Cela dit, on peut observer une fracture de classe au travers les évènements qui ont lieu à Quito, ainsi que dans le reste du pays. Une partie de la population ne comprend pas les raisons de la révolte et répète qu’en réalité, le gouvernement n’a pas augmenté les prix de l’essence mais n’a fait que supprimer une subvention existante, tout simplement. Ce qu’iels ne comprennent pas, c’est que l’augmentation du prix de l’essence entraine par exemple une augmentation du prix des transports publics. Pour l’étudiant·e d’une université publique, une augmentation de 10 centimes du prix du ticket de transport est non négligeable. De même que le prix des denrées alimentaires a lui aussi augmenté au cours de cette période. Pour les petits vendeurs qui achètent des denrées au jour le jour et gagnent très peu d’argent, ces mesures les affectent énormément. Par exemple, le sac de pommes de terre qui était à 18 dollars il y a 10 jours, est passé tout à coup à 30 ou 35 dollars.
Il y a eu une flambée immédiate des prix de l’essence. Les subventions annuelles ont permis un meilleur accès aux produits alimentaires de base et à d’autres types de biens de consommation ; la plupart des aliments—par exemple, les légumes cultivés dans la Sierra (de la Cordillère des Andes) ou les bananes des plantations côtières—sont transportés par des camions roulant au diesel. Il en est de même pour la plupart des bus en ville. Il y a un lien direct entre les subventions liées à l’essence et le prix des produits alimentaires de base. Si le prix de l’essence augmente, tous les autres prix suivront—que ce soit ceux de l’alimentaire, des transports, ou de l’énergie. C’est bien pour cela que l’augmentation du prix de l’essence provoque une inflation généralisée.
Comme je l’ai dit précédemment, il existe évidemment une question de classe : la classe moyenne ne souffre peut-être pas—encore—de ces mesures, mais la plupart de la population en ressent déjà les effets. Les indiens autochtones savent qu’iels auront de plus en plus de difficultés à vendre leurs produits dans les villes voisines—et que, quand bien même iels arriveraient à en vendre une partie, iels ne gagneront pas suffisamment d’argent pour subvenir à leurs besoins. Au final, il s’agit d’une chaîne de production dans laquelle le producteur direct est celui qui gagne le moins, et les indiens autochtones le savent très bien. Il est nécessaire de comprendre qu’ici en Équateur, les denrées alimentaires que l’on trouve dans les grandes villes proviennent directement des campagnes alentours. Par conséquent, l’augmentation du prix de l’essence a un effet direct sur les petits producteurs agricoles des campagnes, régions où vivent la plupart des indiens autochtones.
Concernant le sentiment anticapitaliste dans les rues, la gauche est très divisée depuis que Rafael Correa est arrivé au pouvoir, il y a maintenant 12 ans de cela, en établissant un gouvernement de gauche qui a capitalisé sur les mouvements sociaux des années 1990 et du début des années 2000. Bon nombre des protagonistes ayant pris part à ces luttes ont fini par rejoindre le gouvernement. Au cours de ces années, il y avait beaucoup des gens qui croyaient en ce dernier, mais qui progressivement se sont rendus compte que le gouvernment s’orientait vers un projet clairement capitaliste. Tout cela a contribué à diviser un peu plus la gauche.
Or, en ce moment historique, je ne crois pas que la situation soit le résultat d’un processus de croissance par lequel les mouvements sociaux se seraient développés jusqu’à atteindre ce moment d’explosion. Bien qu’il se soit passé plusieurs choses intéressantes dans le champ social ces dernières années, il n’y avait aucune perspective claire en terme d’organisation révolutionnaire et communautaire. C’est comme si les mouvements sociaux étaient endormis et que, du jour au lendemain, grâce au « paquetazo » (le « paquet » de réformes économiques)1, tout le monde s’était soudainement rassemblé, entrainant ainsi une radicalisation généralisée de la lutte. Par exemple, il y a eu de nombreux blocages un peu partout dans les quartiers, autour des villes, dans les petits villages, ce qui a permis de maintenir le mouvement en vie pendant huit jours.
Manifestation de milliers d’indiens autochtones à Quito.
Le 8 octobre, des milliers d’indiens autochtones ont manifesté dans la capitale du pays, Quito, et ont occupé le Parlement. Peux-tu nous décrire ce qui s’est passé ?
En fait, les indiens autochtones sont arrivés le lundi 7 octobre. Ce jour-là, il y a eu une bataille rangée dans la ville de Quito, qui a durée cinq ou six heures, entre les forces de l’ordre et les manifestants—composés d’étudiants, d’individus proches des mouvements sociaux et des habitant·e·s des quartiers. Ces derniers cherchaient à occuper un maximum la police pour permettre aux camarades indiens d’entrer dans la capitale. Rappelons que nous vivons actuellement sous État d’urgence. Par conséquent, les militaires occupent les rues et bloquaient à ce moment là les principales entrées—Nord et Sud—de Quito, pour empêcher les indiens autochtones venus d’autres régions d’entrer dans la ville. Cependant, les manifestants étaient si bien organisés que le savoir-faire et les renseignements dont disposait l’armée n’ont pas été en mesure de les arrêter. Et le fait que des affrontements aient eu lieu dans le centre-ville a permis d’ouvrir des brèches pour que les indiens autochtones puissent parvenir jusqu’au centre historique.
Alors que nous repoussions la police, nous avons vu arriver les camions et les vélos qui accompagnaient la caravane des indiens autochtones. C’était un moment très émouvant.
Ils se sont rendus directement au parc El Arbolito, situé à côté de l’Université Salesiana, où est organisé le soutien logistique du mouvement. Le jour suivant, un rassemblement a eu lieu au parc El Arbolito, rassemblement au cours duquel les participant·e·s ont décidé de prendre et d’occuper l’Assemblée (le parlement de Quito). Lorsque nous sommes arrivé·e·s devant le bâtiment, une première délégation est entrée, puis progressivement de plus en plus de personnes ont fait de même. A ce moment là, des milliers de personnes se regroupaient devant l’Assemblée afin d’y entrer. La police a alors commencé à lancer des bombes de lacrymogènes au milieu de la foule, ce qui a crée un mouvement de panique générale. N’arrivant plus à respirer, les gens courraient dans tous les sens, et dans ce mouvement de panique totale, il se peut que des personnes aient été piétinées à mort. Pendant ce temps, la police continuait de tirer des grenades lacrymogènes et des flash-ball sur la foule. La répression a été très violente.
Stratégiquement parlant, l’Assemblée est comme un petit fort perché en haut d’une colline. Pour en protéger les abords, la police s’est positionnée en hauteur de façon à surplomber les manifestant·e·s. En raison de la position stratégique adoptée par les forces de l’ordre, et des nombreux tirs à balles réelles et de grenades lacrymogènes essuyés par la foule, il y a eu un grand nombre de blessés et plusieurs morts au cours de ces affrontements.
L’idée de se rendre à l’Assemblée était l’une des actions que le mouvement indien autochtone avait décidé de mener à bien au cours de ces journées d’action à Quito. Jusqu’à hier (mercredi 9 octobre), il y avait beaucoup d’inquiétude au sein du mouvement, car aucune stratégie claire n’avait été tracée, tandis que le gouvernement refusait de reculer et ne cessait d’augmenter l’intensité de la répression. D’ailleurs, le fait que la police ait lancé des bombes lacrymogènes dans des lieux d’accueil et des zones dites « refuges » et « de paix », telles que l’Université Salesiana et l’Université catholique, a créé une forte indignation au sein de l’opinion publique. D’une certaine façon, cela a été un coup dur pour le gouvernement, parce que l’information a réussi à circuler, et ce malgré le contrôle de l’information que les grands médias et le gouvernement tentent d’imposer et de maintenir dans le pays.
Aujourd’hui (jeudi 10 octobre), dans la matinée, huit policiers ont été capturés par le mouvement et amenés devant la grande assemblée populaire et indienne de la Maison de la Culture, où il y avait entre 10 000 et 15 000 personnes. Les journalistes des grands médias qui étaient présents ont fini par retransmettre l’assemblée en direct, même s’ils ne l’ont pas fait de la meilleure manière possible. D’une certaine façon, cela a permis de briser le silence médiatique autour du mouvement en révélant publiquement le fait, par exemple, qu’un dirigeant indien autochtone de Cotopaxi, Inocencio Tucumbi, a été assassiné. Dans un premier temps, il avait perdu connaissance après avoir inhalé une grande quantité de gaz lacrymogènes, avant d’être finalement piétiné à mort par un cheval de la police montée. Jusqu’alors, cette histoire n’avait pas été mentionnée dans les grands médias. Tout à coup, les morts sont apparus sur les grandes chaînes de télévision et il est devenu clair aux yeux du grand public que—oui, le gouvernement tue des personnes et mène une répression à un niveau extrême !
Des manifestants occupent l’Assemblée nationale de l’Équateur à Quito, le mardi 8 octobre.
Par conséquent, on peut dire qu’aujourd’hui, la stratégie du mouvement a été efficace. Comme je l’ai déjà dit, hier, il n’y avait pas vraiment de stratégie précise, mais aujourd’hui nous étions plus organisé·e·s. Par exemple, un cortège d’un kilomètre de long s’est formé pour transporter le corps d’un camarade entre la Maison de la Culture et l’hôpital. Beaucoup de monde a applaudi ; ce fût aussi un grand moment d’émotion. Nous lui avons dit au revoir avec grand honneur, car c’était un bon compagnon de lutte. Les gens présents se sont aussi promis de continuer la lutte en sa mémoire. En plus de partager collectivement notre douleur en pensant à celles et ceux qui sont tombé·e·s au cours de la lutte ou qui ont été blessé·e·s, ce moment a aussi été l’occasion pour nous de nous reposer, de recomposer nos forces et de réfléchir à la stratégie à suivre dans les prochains jours.
A partir de ce moment là, l’exigence de la Confédération des Nationalités Indiennes de l’Équateur (CONAIE) été très claire : si le gouvernement continuait d’augmenter la répression, la rue, elle aussi, se radicaliserait en conséquence.
En fin de journée, les policiers ont été libérés et relâchés devant l’Assemblée au cours d’une grande manifestation. De par la proximité géographique entre le parlement et la Maison de la Culture, il y avait une espèce de manifestation permanente devant l’Assemblée, et la zone était constamment pleine de manifestants. Ce soir là, nous étions près de 30 000. Lorsque les policiers furent relâchés, les indiens autochtones ont clairement fait savoir que ces derniers avaient été arrêtés pour s’être introduit dans une zone déclarée comme « zone de paix ». C’est la raison pour laquelle ils avaient été détenus, mais qu’à présent, ils étaient relâchés sains et saufs. Cette démarche se démarque des pratiques policières, car le jour de la prise de l’Assemblée, la police avait arrêté environ 80 personnes. Presque toutes et tous ont été libéré·e·s hier avec des blessures ou des marques de violences sur le corps.
La foule s’empare des véhicules de police à Quito le 9 octobre lors de la grève nationale.
Après que le gouvernement équatorien ait déclaré l’État d’urgence, les peuples indiens autochtones ont décrété à leur tour l’État d’urgence sur leurs territoires, en affirmant qu’ils arrêteraient les représentants de l’État qui oseraient y pénétrer. Peux-tu décrire cette forme d’autonomie et d’organisation territoriale ?
Cet État d’urgence que la CONAIE a décrété dans les territoires indiens autochtones explique aussi l’épisode que je viens de raconter. Car actuellement, la Maison de la Culture et les régions situées autour de Quito sont considérées comme des territoires indiens. Par conséquent, tout le monde était d’accord sur le fait que, ayant violé la souveraineté d’exception des peuples indiens autochtones, les policiers devaient être arrêtés. Cette semaine, cette situation a également eu lieu dans d’autres territoires indiens où des militaires ont eux aussi été arrêtés, et leurs bus et véhicules blindés ont été réquisitionnés par les manifestant·e·s. Depuis longtemps, les peuples indiens autochtones réclament et se battent pour leur autonomie sur leurs territoires et appliquent leurs propres lois et principes. Lorsqu’un problème survient au sein de ces territoires, par exemple lorsqu’une personne vole ou cause des problèmes, l’affaire est résolue par la justice indienne locale, sans avoir à passer par la justice de l’État équatorien.
À partir du moment où le gouvernement a décrété l’État d’urgence, les indiens ont répondu en décrétant eux aussi l’État d’urgence sur leurs propres territoires, et ce afin de se protéger de la répression mais aussi afin de faire pression sur les militaires et les forces de police. En effet, que ce soit dans les rues ou au sein de ces territoires, les représentants de l’État répriment régulièrement les indiens autochtones, mais à présent, ils savent qu’en entrant dans ces territoires, ils courent le risque d’être arrêtés. Comme je l’ai déjà expliqué, dans plusieurs territoires, des policiers et des militaires ont été arrêtés, désarmés, et relâchés quelques jours plus tard après être passés devant la justice indienne locale. Généralement, il s’agit d’exposer à la personne arrêtée ce qui lui est reproché et, selon le délit commis, de décider de manière communautaire de la peine qui sera appliquée.
En ce qui concerne les différents peuples représentés dans ces territoires, disons que la CONAIE regroupe des membres de tous les peuples indiens autochtones, mais aussi des populations cholas (métisses) et noires d’Équateur. Ainsi, il y a des indiens des communautés du littoral, des zones montagneuses du nord, du centre et du sud, des régions orientales, et de la partie amazonienne du pays. Toutes ces communautés s’organisent au sein de la Confédération des Nationalités Indiennes de l’Équateur, autour de plusieurs fédérations régionales.
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Il y a des rumeurs, provenant des médias liés au gouvernement, selon lesquelles la CONAIE serait en train de passer des accords avec le gouvernement, qui de son côté ressert le vieux discours visant à diviser les manifestants entre les « bons » et les « mauvais ». Mais, cependant, au cours des dernières heures (jeudi 10 octobre), il y a eu des déclarations comme quoi il n’y a aucun accord entre la CONAIE et le gouvernement. Quelles sont les chances pour que la cooptation de l’État réussisse ? Dans quelle mesure la CONAIE est-elle prête à radicaliser le mouvement ou au contraire à négocier avec les autorités ? Et quelle est l’influence ou la représentation effective de la CONAIE au sein des populations indiennes autochtones ?
Bien sûr, il y a eu des rumeurs, des ragots, des mensonges et des fausses déclarations de la part du gouvernement et des médias visant à diviser la lutte populaire qui a lieu en ce moment dans les rues de Quito et dans tout l’Équateur. Il faut dire qu’il est déjà arrivé par le passé que les grandes organisations telles que la CONAIE et la FUT (le plus grand syndicat de travailleurs du pays) négocient avec les gouvernement dans des moments de faiblesses, et que ces négociations ne mènent nulle part. Et puisqu’il s’agit de grandes organisations, elles influent aussi à l’échelle de la politique institutionnelle—c’est pourquoi, parfois, il arrive que les mouvements eux-mêmes les perçoivent comme des structures politiques ambigües.
Mais c’est tout à fait normal. De plus, il faut aussi considérer la forte capacité organisationnelle que ces organisations historiques ont, en particulier la CONAIE, qui, par le passé est parvenue à renverser plusieurs présidents. Ces derniers jours, nous avons aussi été témoins, d’une part, de la force des conducteurs d’autobus, de poids-lourds et des chauffeurs de taxis qui ont paralysé la ville, et d’autre part, de la force des étudiants qui sont descendus dans les rues. Cela dit, la vérité est que les conducteurs de bus et de poids-lourds ont historiquement une position très intéressée en Équateur, c’est pourquoi, une fois l’augmentation du prix des billets de transports obtenue, ils ont décidé d’abandonner leur mouvement de grève, tandis que d’autres, et plus particulièrement les étudiant·e·s, sont parvenu·e·s à maintenir le combat dans les rues, permettant ainsi aux indiens autochtones de se joindre immédiatement au mouvement. Les mouvements urbains et autochtones sont rapidement parvenus à déplacer l’attention, qui était initialement tournée vers les conducteurs d’autobus et les chauffeurs routiers.
Donc oui, il y avait ces rumeurs. Mais aujourd’hui (jeudi 10 octobre), l’attention se porte sur les arrestations des policiers et sur les journalistes qui se sont empressé·e·s de se rendre sur place. À cette occasion, les représentants de chaque groupe indien autochtone et le président de la CONAIE, M. Vargas, ont pu publiquement affirmer qu’ils ne négocieront pas avec le gouvernement, par ce que le sang des morts ne pouvait se négocier, et que les conditions de départ pour ouvrir un quelconque dialogue seraient que le décret 883 (le paquetazo) soit abrogé, que le FMI quitte le pays, et que la Ministre de l’Intérieur, Maria Paula Romo, et le Ministre de la Défense, Oswaldo Jarrín, démissionnent immédiatement, puisqu’ils sont tenus pour responsables des manifestant·e·s tué·e·s depuis le début du mouvement. Évidemment, il y a beaucoup de pression provenant de la base dans ces organisations.
Au cours des journées précédentes, il y avait eu quelques réunions, mais elles concernaient principalement les différents « représentants » et le haut commandement des organisations politiques. Mais aujourd’hui (jeudi 10 octobre), il a été décidé de tenir une grande assemblée populaire pendant plusieurs heures au cours de laquelle chaque décision prise était le résultat d’une consultation collective. Il y avait entre 10 et 15 000 participant·e·s dans cette assemblée et tout a été décidé collectivement. Nous pouvons aussi affirmer que les pressions provenant de la base obligent les dirigeants à prendre des décisions radicales, et à ne pas vendre le mouvement que ce soit par désespoir, par peur d’être arrêter, ou en échange d’argent que le gouvernement veut leur donner sous la table.
Dans l’ensemble, la CONAIE a une vaste représentativité. Ici, en Équateur, si vous pensez aux peuples indiens autochtones, vous pensez directement à la CONAIE. C’est une organisation très grande avec une structure politique considérable, mais aussi une bonne organisation du point de vue de la communication et de la stratégie. Aujourd’hui (jeudi 10 octobre), nous avons vu comment elle a réussi à prendre le gouvernement à son propre jeu et ainsi à le mettre en difficulté.
Bienvenue à la Commune de Quito : une barricade près du Parlement le 12 octobre.
Le gouvernement accuse le président sortant, Rafael Correa, d’être derrière les manifestations. Pourtant, il ne semble pas que les sympathisants de Correa (les Correistas) aient un rôle de premier plan dans le mouvement. Quel est le rôle de Correa dans la phase actuelle du mouvement, tant dans la mobilisation à proprement parler, que dans la possibilité de cooptation “pacifiste” ou électorale, ce qui permettrait de trouver une issue au conflit ?
Évidemment, le gouvernement a accusé Correa, a accusé Maduro, a allégué que Correa était allé au Venezuela afin d’y développer un plan pour déstabiliser le gouvernement. Maintenant, ils prétendent également que les Latinquín (un « pandilla », gang équatorien) et les FARC (Forces Armées Révolutionnaires de Colombie, un groupe d’insurgés qui a mené une guerre civile contre le gouvernement pendant des années) sont responsables des violences dans les rues. Tout ceci montre que les membres du gouvernement ne savent plus quoi inventer comme excuses. Bien entendu, le gouvernement à l’habitude de blâmer Correa, cela fait deux ans que ce dernier est coupable de tout. S’il est vrai que Correa est un homme corrompu qui doit payer pour ses crimes contre l’humanité, pour la répression qui a eu lieu sous ses différents gouvernements, ainsi que pour les diverses affaires de corruption, il est insensé de lui reprocher tout ce qui relève de la responsabilité du gouvernement actuel, qui dirige le pays depuis maintenant plus de deux ans. Il existe une coutume généralisée à droite qui veut qu’à chaque fois qu’il y a une crise, Correa doit en être tenu pour responsable et Lenín Moreno doit être soutenu coûte que coûte. S’il manque de l’argent, c’est parce que Correa l’a volé ; s’il y a des criminels, c’est parce que Correa a créé des lois qui ont libéré ces derniers ; s’il y a trop d’immigrés, c’est à cause de la Loi sur la mobilité. Le gouvernement précédent est toujours le coupable.
Cela dit, au cours de la dernière année, lors des différentes mobilisations et manifestations contre le gouvernement—qui étaient d’intensités plus faibles qu’elles ne le sont maintenant, car maintenant nous assistons à une vraie révolte—les Correistas étaient toujours présents dans la rue. Leur présence créait des problèmes car certains mouvements sociaux ne voulaient pas marcher à leurs côtés. Nous nous attendions donc à ce qu’ils soient de nouveau présents dans les mobilisations de ces derniers jours, puisqu’ils forment également un groupe très constant. En fait, le premier jour où ils ont défilé, ils ont été réprimés ; le deuxième jour, ils étaient également là, mais sont restés en queue de cortège. Ils ont simplement brûlés deux pneus devant la Banque centrale, tandis que les étudiants, en tête de cortège, affrontaient les forces de l’ordre pour rentrer dans le centre historique. Depuis ce jour, les Correistas ont pratiquement disparu ; les gens ne leur ont pas donné d’espace. Aujourd’hui (jeudi 10 octobre), nous faisions un entretien avec des camarades auto-organisé·e·s et nous leur avons demandé : « Et Correa ? » Et toutes et tous nous ont répondu très clairement : « Je ne suis pas Correista, je ne suis pas ici pour Correa, et Correa ne nous paie pas ». Et cela est évident dans la rue : les Correistas ne sont pas présents dans les manifestations. Bien sûr, il y en a peut-être quelques-uns qui sont là à titre individuel, mais ils ne sont pas là en tant que groupe politique organisé.
Il y a deux jours, jour de l’assemblée, le Père Tuárez, ancien président du Conseil de Participation du Citoyen qui a été licencié pour cause de fanatisme religieux, a annoncé que Dieu lui avait dit que Correa était le Sauveur et qu’il devait revenir au pouvoir. Il a essayé de s’infiltrer dans les manifestations, mais les gens l’ont viré. Donc, en bref, cette possibilité n’existe pas.
Autre élément intéressant, ni les partis politiques, ni les figures politiques traditionnelles ne sont parvenus à s’approprier ce qui se passe dans la rue. Les seules formes d’autorités « politiques » qui ont une certaine légitimité au sein du mouvement et qui s’impliquent dans les mobilisations sont le syndicat FUT et la CONAIE. En réalité, le pouvoir est chez chaque personne présente dans les rues, et cela fait très peur à la droite, à la bourgeoisie, aux banquiers, et aux « propriétaires » du pays, car justement la rue rejette tous les dirigeants politiques.
Par conséquent, la solution pour ramener le calme dans le pays peut être celle de retirer purement et simplement le « paquetazo », mais évidemment, ce calme ne pourra pas durer très longtemps. Une autre possibilité serait que Lenín Moreno démissionne mais que le « paquetazo » reste en vigueur. Dans ce cas, le gouvernement essaierait de distraire et de pacifier la population en attirant l’attention soit sur le fait que Moreno est parti, soit sur la possible construction d’un nouveau gouvernement « populaire », un gouvernement issu de la rue—de telles rumeurs circulent déjà. Alors imaginez un peu ce que pensent la droite et la bourgeoisie équatorienne de tout cela. Elles ne peuvent absolument pas laisser la rue sortir vainqueur du conflit, car cela reviendrait à montrer aux gens une chose à laquelle plus personne ne croyait depuis 12 ou 13 ans—le fait que descendre dans la rue est bénéfique, et que si tu t’organises, que tu résistes et que tu insistes, tu peux atteindre tes objectifs. Cela provoquerait une réaction en chaine qui permettrait une fois de plus aux gens de croire en leur propre potentiel.
La droite le sait très bien et c’est la raison pour laquelle ses membres sont tous unis pour éviter que cela ne se produise.
Barricades à Quito le 13 octobre.
Comment le bloc au pouvoir réagit-il face aux manifestations ? Des divisions pourraient-elles apparaître entre les partis politiques, au sein de l’armée ou ailleurs ?
Le bloc qui détient le pouvoir reste uni. Les plus grands dirigeants politiques (Lenín Moreno, Guillermo Lasso, Jaime Nebot, Álvaro Noboa) sont unis. Bien entendu, Correa ne dit rien car il espère tirer parti de la situation actuelle lors des prochaines élections. Il sait très bien que stratégiquement, il vaut mieux qu’il reste à l’écart et qu’il ne s’exprime pas trop, étant donné le fait que le gouvernement affirme déjà que la situation actuelle est entièrement de sa faute. Pour lui, il suffit que les personnes pensent que « tout était mieux avant, quand il été au pouvoir » car ainsi il aura de fortes chances de remporter les prochaines élections. Le président Moreno est actuellement à Guayaquil, ville refuge des sociaux-chrétiens, le parti de droite, que beaucoup craignent de voir remporter les prochaines élections. Mais à présent, cela semble peu probable, car ce parti n’aura probablement plus les votes de la Sierra, ni ceux des villes telles que Quito, Ambato, Riobamba, et encore moins ceux des communautés indiennes autochtones. Donc, tout le monde au pouvoir est uni, usant de tous les moyens possibles pour criminaliser les manifestant·e·s et le mouvement.
Pour ce qui est de l’armée, nous avons désormais un Ministre de la Défense qui a été entraîné en Israël, par le Mossad et par l’École des Amériques, c’est un militaire de formation, et un fasciste fanatique. Il y a quatre jours, le gouvernement a imposé la diffusion d’une émission gouvernementale obligatoire d’une durée d’une heure à la télévision et à la radio, au cours de laquelle ce fou a parlé, proférant des menaces, disant que les Forces armées sauront se défendre, qu’il ne vaut mieux pas les provoquer, que les gens doivent rester calmes sans quoi la répression sera féroce, comme si nous étions sous une dictature. Cela a manifestement provoqué beaucoup d’indignation. Certains parlent de désertions dans l’armée ou dans la police, mais nous ne savons pas réellement si c’est le cas ou pas, car nous n’avons pas de données précises à ce sujet. Ce qui est certain, c’est qu’historiquement le rôle de l’armée a toujours été celui de réprimer le peuple, puis, à un certain moment, lorsque la colère populaire devient vraiment trop évidente, l’armée essaie de trouver une nouvelle stratégie afin d’empêcher l’émergence d’un gouvernement populaire. Le plus souvent, elle se présente comme médiateur pour créer un nouveau gouvernement, mais généralement ce dernier finit toujours par être pire que le précédent. Il est donc possible qu’à un moment donné, les Forces armées commencent à perturber les organisations populaires et retirent leur soutien au président.
Des enfants et des manifestants font la queue pour manger dans une cantine communautaire à Quito.
Quelle est l’incidence du mouvement sur la vie quotidienne dans la ville de Quito ? Et comment s’organise la journée dans les espaces occupés par les manifestants ?
Le niveau de solidarité qui s’est mis en place ici dans la ville est incroyable, à tel point que certain·e·s l’ont rebaptisé la Commune de Quito, car justement il ne s’agit pas que d’indiens autochtones, ni que d’étudiants, ni que de manifestations. Il y a des blocages organisés dans plusieurs quartiers. Comme dans le centre historique par exemple, où, le quartier de San Juan est organisé de manière autonome. Quand une manifestation arrive dans le quartier, les personnes présentes t’offrent à boire ou à manger. Hier (mercredi 9 octobre), lorsque la tension s’est déplacée vers la périphérie du quartier San Juan, dans la partie haute du centre historique, il y avait plusieurs habitant·e·s du quartier qui nous apportaient des pierres, des gens qui ouvraient leurs fenêtres afin de donner aux manifestant·e·s des matériaux à brûler ou de quoi se protéger contre les gaz lacrymogènes, ou encore d’autres qui ouvraient leurs portes pour distribuer de l’eau.
À l’intérieur des maisons, les gens recevaient et aidaient les blessés, fournissant ainsi un espace pour que les médecins volontaires puissent les soigner sur place, puisque les ambulances ne pouvaient pas atteindre les lieux. Il y a de nombreux médecins bénévoles, dont beaucoup sont des étudiant·e·s en médecine, qui aident les manifestant·e·s bléssé·e·s dans les rues en leur apportant une aide immédiate et en sauvant des vies. Nous avons un dispositif médical incroyable et très organisé.
Nous avons également des espaces pour recevoir, stocker et redistribuer la nourriture : je fais partie d’un de ces groupes sur Whatsapp car le lieu où je travaille sert de point de collecte de denrées alimentaires. Et partout dans tout le centre de la ville, grâce à toutes les universités, il y a des lieux qui font office de cantines populaires et d’espace d’accueil pour les personnes venues d’autres régions afin de participer à la lutte à Quito. Ces espaces croulent sous les dons (matériaux ou denrées), si bien que parfois ils ne savent plus où les mettre ou quoi en faire. Il y a des cuisines communautaires où les individus viennent volontairement préparer à manger. Hier, je discutais avec des volontaires d’une cuisine communautaire au parc Arbolito ; il y avait là un homme qui avait été blessé par la police lors de l’attaque du parc. Malgré cette attaque, la cuisine a continué de servir les gens. C’est les habitant·e·s d’un quartier de Quito qui ont eux-mêmes monté cette cuisine, par l’intermédiaire d’une Église Evangélique— le pasteur était là avec ses trois casseroles gigantesques. Ils m’ont dit qu’aujourd’hui seulement, ils avaient distribué de la nourriture à 700 personnes.
J’ai également rencontré et discuté avec une femme très humble qui avait un petit commerce dans l’un des quartiers sud de Quito. Cet après-midi, elle est venue avec son fils à bord d’une petite camionnette, pour distribuer du café et du pain aux personnes présentes dans le parc. Donc, réellement, la nourriture ne manque pas, on en trouve partout—aujourd’hui, j’ai déjà mangé quatre fois. Partout, il y a des personnes t’appelant pour manger un morceau ; parfois iels s’offusquent si tu refuses car c’est considéré comme une forme de don pour la cause.
Il y a des gens organisés pour éteindre les bombes lacrymogènes, et pour s’occuper des personnes atteintes par les gaz. Il y a tout type d’organisations—certain·e·s offrent même des services de garde d’enfants. (A ce moment, la personne interrogée est prise d’une toux forte et longue : « Désolé, c’est l’effet des lacrymos ».) Il y a des gens qui organisent des jeux pour les enfants. Il y a des gens qui passent la journée à chanter, à jouer de la musique. C’est réellement très, très intéressant ce qui se passe ici. C’est pourquoi ici certain·e·s parlent de la Commune de Quito, d’autres disent que d’une certaine façon, nous avons déjà gagné de ce point de vue, puisque nous avons fait de réels progrès en ce qui concerne l’auto-organisation spontanée.
Mais il a fallu beaucoup d’assemblées pour pouvoir organiser ce qui se passe maintenant. Et je crois que c’est là la plus grande victoire du mouvement, et nous espérons que cela va continuer—cet esprit d’auto-organisation. Cela montre qu’ensemble, nous pouvons tenir tête au gouvernement et paralyser le pays pendant huit jours, et ce pour s’assurer que nos droits sont respectés.
Comment le mouvement compte-t-il s’organiser dans les jours qui viennent ?
Aujourd’hui (jeudi 10 octobre), il y a eu une manifestation, suivie de la libération des policiers qui avaient été arrêtés, ainsi qu’un appel à continuer la lutte ; les indiens autochtones sont toujours ici à Quito. Aujourd’hui était un jour de tranquillité, de paix et de deuil. En fait, la CONAIE a annoncé trois jours de deuil ; je ne sais pas si cela signifie que dans les trois prochains jours il n’y aura que des manifestations pacifistes. Mais je pense que stratégiquement, ce n’est pas forcément une mauvaise chose. Par exemple, aujourd’hui (jeudi 10 octobre) a été une journée particulièrement « pacifique », mais nous avons tout de même pu réaliser beaucoup de choses : nous avons attiré l’attention des médias, la barrière médiatique a été franchie— et cela malgré les fait que le gouvernement ait coupé nos signaux de connexion téléphone et internet, compliquant ainsi toute documentation et communication sur les événements actuels par le biais de médias indépendants et d’efforts individuels.
Je pense que nous nous préparons toutes et tous à une lutte et à une résistance de longue haleine. Si au premier abord nous pensions que la lutte serait brève en prenant fin soudainement, après ce que nous avons observé ces derniers jours, nous comprenons qu’elle durera bien plus longtemps que nous le pension—et c’est déjà le cas. C’est pourquoi, nous devons organiser de manière stratégique chaque moment de lutte, sans se précipiter. Il est important pour nous d’essayer d’atteindre l’opinion publique et de la façonner, de briser la barrière du silence médiatique, de créer de nouvelles stratégies de combat en plus des manifestations, des émeutes et des phases d’affrontements avec la police. Cela ne veut pas dire qu’une stratégie soit bonne et l’autre non, mais bien que nous devons utiliser tous les outils à notre disposition si nous voulons sortir vainqueurs de cette lutte.
C’est sûr que la lutte va continuer ! Aujourd’hui (jeudi 10 octobre), devant le cercueil de notre camarade tué par la police, nous nous sommes promis qu’elle continuerait.
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L’expression « Paquetazo » (« Gros paquet ») fait référence au décret 883 du gouvernement de Lenín Moreno et à l’ensemble de ses mesures économiques. En espagnol, l’expression est utilisée pour donner un sens péjoratif. ↩