Jeudi dernier, Donald Trump ainsi que son conseiller nationaliste blanc et nativiste Stephen Miller ont annoncé qu’ils allaient commencer à déployer des troupes armées issues du Department of Homeland Security (DHS) – le « Département de la sécurité intérieure » –, dans les rues des villes ayant connu des manifestations à grande échelle, et plus spécifiquement dans les villes dirigées par des membres du parti Démocrate. D’après le Daily Mail, Trump a déclaré qu’il allait « examiner la situation à Seattle, Minneapolis, Portland et Chicago ». Pour mieux comprendre les enjeux de cette situation, nous allons ici nous concentrer sur Portland, où les agents du DHS s’attaquent aux manifestant·e·s depuis déjà plusieurs semaines.
Au début du mois de juin, après que Trump ait tenté de mobiliser l’armée contre les manifestant·e·s, il a découvert que cette dernière n’était pas prête à sacrifier sa crédibilité pour soutenir son administration. L’ordre donné par Trump de déloger des manifestant·e·s d’une église à Washington, DC pour une opération de communication politique, ainsi que sa tentative de faire jouer l’Insurrection Act de 1807, qui autorise le président américain à faire intervenir l’armée sur le territoire national, n’ont réussi qu’à le faire descendre encore plus dans les sondages tout en mettant en lumières les lignes de fracture qui traversent le pays.
Depuis lors, Trump a recruté certains éléments armés du gouvernement fédéral qui lui sont suffisamment loyaux pour entrer en guerre contre des citoyen·ne·s américain·e·s. Alors que les statues devant la Maison Blanche tombaient et que ses conseillers en communication faisaient des heures supplémentaires sur Fox News pour tenter de justifier la répression violente de manifestant·e·s désarmé·e·s, Trump a fait appel aux agents de la DHS pour protéger les statues restées en place et pouvant être la cible des manifestant·e·s. À présent, il étend leurs prérogatives, tentant de reprendre le contrôle sur les autorités locales et celles des États. C’est une manœuvre classique pour Trump : détourner l’attention médiatique de son échec total à gérer la crise du COVID-19 et de ses tentatives visant à dissimuler le nombre croissant de morts en mettant en scène sa lutte contre le Parti Démocrate, les « antifa », le mouvement Black Lives Matter et autres croquemitaines. Mais ce déploiement des troupes du DHS est aussi pour lui l’occasion de tester une nouvelle stratégie et d’établir un précédent pour à la fois militariser et politiser la répression des manifestations.
Si cette stratégie réussit, Trump continuera sur sa lancée. Il est aujourd’hui vain de comparer les évènements actuels aux USA avec l’Allemagne du début des années 1930 : nous voyons déjà les contours du fascisme du 21ème siècle, ou bien ceux d’une nouvelle guerre civile. Celles et ceux qui restent passif·ve·s en attendant l’élection présidentielle, pensant que cette dernière constituera une sorte de référendum sur la manière de gouverner de Donald Trump, pourraient bien se retrouver en novembre devant un fait accompli. Et si ce type de décision répressive n’entraine pas de vives réactions dès maintenant, peu importe qui remportera l’élection au mois de novembre, nous verrons des déploiements des forces du DHS de plus en plus régulièrement, ce qui renforcera encore un peu plus l’État policier.
Intensifier la brutalité
Depuis la fin du mois de mai, la ville de Portland fait intervenir quotidiennement des unités de police anti-émeute pour forcer la population à quitter la rue. Ces dernières ont délibérément attaqué des journalistes et ont transformé le centre-ville en un véritable stand de tir pour gaz lacrymogènes et munitions « non létales ». Les agents du DHS se sont joints depuis quelques semaines à ces actions brutales. D’après l’hebdomadaire local Williamette Weekly,
Depuis deux semaines, des officiers fédéraux patrouillent le quartier qui entoure le tribunal fédéral Mark O. Hatfield. Cette présence est principalement le fait du Président Donald Trump, qui a ordonné le déploiement du Department of Homeland Security dans au moins trois villes récemment secouées par des manifestations d’ampleur – Portland, Seattle et Washington, DC.
twitter.com/itsmaregine/status/1283862881633632257
Dans un mémo du DHS expliquant le déploiement à Portland, décrit par l’hebdomadaire local Portland Mercury comme étant « un document délibérément violent, aussi bien rempli d’imprécisions que de fautes d’orthographes » et dépourvu par moment de la moindre ponctuation, le directeur par intérim du DHS Chad Wolf utilise 72 fois le terme d’ « anarchistes violents » pour qualifier les plusieurs milliers de personnes présentes dans les rues. À plusieurs reprises, il va même jusqu’à qualifier d’ « anarchistes violents » plusieurs centaines de personnes sur la base d’actions présumées qu’auraient menées quelques individus seulement. Il est bien sûr évident que ni le directeur Wolf, ni ses subordonnés n’ont les moyens de connaître la couleur politique de chacun·e des manifestant·e·s. On est plutôt là devant une technique classique de la propagande totalitaire : répéter inlassablement une phrase qui leur permet d’inventer un ennemi, justifiant ainsi une prise de contrôle militaire.
Comme le relève le Portland Mercury,
Wolf oublie de mentionner que la majorité des violences subies par les citoyen·ne·s de Portland pendant les 47 derniers jours ont été commises par la police.
Et pendant que les responsables du DHS publient de terrifiantes communications sur ces « anarchistes violents » occupés à taguer des slogans sur les protections en contreplaqué qui recouvrent les fenêtres du tribunal de Portland, les agents fédéraux présents sur le terrain ont pu donner libre cours à leur brutalité. Le 11 juillet, des agents fédéraux ont tiré une munition de flash-ball sur Donovan LaBella, un jeune de 26 ans, lui fracturant le crâne. Il a dû subir des opérations de reconstruction faciale et a passé plusieurs jours en soins intensif.
twitter.com/sparrowmedia/status/1283869468658147336
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Selon un article publié sur le site internet du média Oregon Public Broadcasting,
Depuis au moins le 14 juillet, des agents fédéraux patrouillent le centre-ville de Portland dans des véhicules banalisés et procèdent à l’arrestation de manifestant·e·s. Des récits qui nous ont été rapportés, ainsi que de multiples vidéos postées sur les réseaux sociaux, indiquent que ces agents ont approché plusieurs manifestant·e·s et les ont embarqué·e·s à bord de leurs véhicules sans donner aucune explication.
Il importe néanmoins de ne pas traiter cette intervention fédérale comme exceptionnelle : il s’agit simplement du dernier chapitre d’une histoire impliquant la répression étatique à tous les niveaux. Comme l’a rapporté le Portland Mercury, la police de Portland n’a pas été en reste pour infliger des violences :
Mardi dernier, un agent du PPB (Portland Police Bureau, la police de la ville de Portland) a été filmé en train de retirer le masque d’un·e manifestant·e afin de lui pulvériser de la lacrymo directement dans les yeux. Ce matin, de nombreux·euses citoyen·ne·s ont pu observer un groupe d’agents du PPB pourchasser et jeter au sol une personne qui descendait à vélo la partie sud-ouest de la Quatrième Avenue dans le centre-ville de Portland – malgré le fait que cette rue soit ouverte au public.
twitter.com/matcha_chai/status/1283328232033411072
twitter.com/DanMcKATU/status/1283748895600721920
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Les deux visages du fascisme
Voilà des années que la police de Portland et le DHS travaillent main dans la main avec des fascistes et des figures de l’extrême-droite pour coordonner leurs manifestations et faciliter leurs réponses violentes aux contre-manifestations antiracistes et antifascistes, ainsi que leurs attaques contre les personnes. En juin 2018, le DHS a travaillé directement avec le leader d’extrême-droite Joey Gibson pour qu’il puisse organiser un rassemblement en plein centre-ville de Portland. Au cours de ce rassemblement, les militant·e·s fascistes ont attaqué la contre-manifestation antifasciste en toute impunité. Début 2019, des SMS échangés entre Gibson et des membres de la police de Portland ont été publiés, révélant que des policiers échangeaient régulièrement avec Gibson pour lui donner des informations, lui conseiller de ne pas exposer ses amis sous le coup d’une peine de prison avec sursis ou encore l’informer sur les événements et activités des groupes antifascistes locaux. Ces révélations n’ont été suivies d’aucunes conséquences pour les policiers en question.
Personne ne va venir pour nous sauver
Pour l’instant, Trump et ses soutiens font de gros efforts pour justifier l’intervention des troupes fédérales à Portland, à un tel point que le gouverneur de l’Oregon a accusé le président d’être en train de tenter un « coup marketing » pour l’élection. Mais si nous laissons ces pratiques devenir normales, alors bientôt, le DHS et d’autres agences fédérales pourront intervenir dans tout le pays de manière régulière, sans besoin d’aucune justification. Elles attaqueront et mutileront des manifestant·e·s, kidnapperont des militant·e·s à l’aide de fourgons banalisés et feront régner l’ordre public, en tuant si c’est nécessaire. Trump n’est pas qu’un démagogue en roue libre : il est l’émissaire de toute la classe dominante, testant méthodiquement l’équilibre des pouvoirs pour se rendre compte de jusqu’où ils et elles peuvent aller.
La brutalité du DHS et de la police de Portland est l’illustration même des raisons de la révolte populaire qui a suivi le meurtre de George Floyd. Il est maintenant clair que ni le gouvernement, ni la police n’accepteront de nous rendre des comptes. La seule manière de prendre l’ascendant sur eux est de devenir ingouvernable et de les empêcher de faire tourner leur économie à nos dépens. La solution n’est pas de demander aux autorités d’encadrer plus strictement l’intervention des forces fédérales et étatiques – une initiative vouée à l’échec – mais de délégitimer toutes les forces oppressives, qu’elles soient fédérales, étatiques ou locales, et de nous auto-organiser pour les empêcher de nous contrôler.
Un·e manifestant·e à Portland, la nuit du 16 juillet.
Il semble actuellement peu probable que Trump réussisse à construire un consensus au sein de la classe dominante qui lui permette de rester au pouvoir – démocratiquement ou non – pour quatre années supplémentaires. Mais il est très clair que les voyous actuellement en place dans son administration n’ont aucunement l’intention d’abandonner leur position de contrôle et de pouvoir. Alors que les désaccords au sein de la classe dominante se creusent, en miroir de ceux qui traversent la société tout entière, certains de ses membres craignent peut-être de partager le sort de certains proches de Trump, déjà condamnés pour divers crimes. Si ce déploiement du DHS contre les « anarchistes violents » est une réussite pour Trump, il utilisera la même tactique contre ses prochains adversaires, et l’équilibre des pouvoirs pourrait commencer à pencher en sa faveur.
Plutôt que de croire que les élections et « l’état de droit » peuvent nous protéger de la tyrannie, il est important de bien comprendre que les processus législatifs et de représentation politique sont liés inextricablement avec les institutions qui permettent aux tyrans comme Trump de prendre le pouvoir. Nous n’avons des droits et des élections que parce que nos prédécesseurs ont mené une révolution puis une guerre civile sanglante. Il nous revient de terminer aujourd’hui le travail de libération qu’ils et elles ont débuté.